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A.2 - Que représente l'Anarchisme ?

Sommaire

Ces quelques mots de Percy Bysshe Shelley donnent une idée de ce que représente l'anarchisme dans la pratique et quel idéaux le motivent :

« L'homme à l'âme vertueuse ne commande pas, ni n'obéit : Le pouvoir, comme une ruineuse pestilence, Pollue tout ce qu'il touche, et l'obéissance, le fléau de tout génie, vertu, liberté, et vérité, Fait des hommes des esclaves et de l'humanité Un automate mécanisé. Â»

Comme les vers de Shelley le suggèrent, les anarchistes accordent une grande importance à la liberté, la désirant à la fois pour eux-mêmes et pour les autres. Ils considèrent également l'individualité — ce qui fait à d'une personne un être unique — comme étant l'aspect le plus important de l'humanité. Ils reconnaissent, cependant, que l'individualité n'existe pas dans le vide mais est un phénomène social. A l'extérieur de la société, l'individualité est impossible, puisqu'on a besoin des autres pour se développer, grandir, et subvenir à ses besoins.

D'ailleurs, entre le développement individuel et social il y a un effet de réciprocité : les individus se développent dans et sont formés par une société particulière, alors qu'en même temps ils aident à former et changer des aspects de cette société (aussi bien que lui-même et d'autres individus) par leurs actions et pensées. Une société qui ne serait pas basée sur des individus libres, leurs espoirs, leurs rêves et leurs idées serait vide et morte. Ainsi, « La fabrication d'un être humain ... est un processus collectif, un processus dans lequel la communauté et les individus participent également." [Murray Bookchin, The Modern Crisis, p. 79] En conséquence, toute théorie politique qui se base purement sur le social ou sur l'individu est fausse.

Afin que l'individualité puisse se développer de la meilleure manière possible, les anarchistes considèrent comme essentiel de créer une société basée sur trois principes : la liberté, la solidarité et l'égalité, qui sont interdépendantes.

La liberté est essentielle pour la pleine maturation de l'intelligence humaine, de la créativité, et de la dignité. Être dominé par les autres est se voir nié la chance de penser et agir par soi-même, qui est la seule manière de se développer et de développer son individualité. La domination étouffe également l'innovation et la responsabilité personnelle, menant au conformisme et à la médiocrité. Ainsi la société qui maximise le developpement de l'individualité sera nécessairement basée sur l'association volontaire, et pas sur la coercition ni l'autorité. Pour citer Proudhon, « Tous associés et tous libres. Â» Ou, comme Luigi Galleani le note, l'anarchisme est « l'autonomie de l'individu dans la liberté d'association Â» [The End of Anarchism ?, p. 35] (Voir la section A.2.2 - Pourquoi les anarchistes mettent-ils l'accent sur la liberté ?).

Si la liberté est essentielle pour le plein développement de l'individualité, alors il est essentielle pour la liberté que l'égalité soit réelle. Il ne peut y avoir aucune vraie liberté dans une société avec des inégalités brutes de puissance, de richesses, et de privilèges, stratifiée en classes et hiérarchisée. Car dans une telle société seuls quelques uns — ceux du dessus de la hiérarchie — sont relativement libres, alors que le reste sont des semi-esclaves. Par conséquent, sans égalité, la liberté devient une farce — au mieux la « liberté Â» de choisir son maître (ou patron), comme sous le capitalisme. D'ailleurs, même l'élite dans de telles conditions n'est pas vraiment libre, parce qu'elle doit vivre dans une société rendue laide et stérile par la tyrannie et l'aliénation éxercée sur la majorité. Et puisque l'individualité se développe pleinement seulement avec les contacts les plus importants avec d'autres individus libres, les membres de l'élite sont limités dans les possibilités pour leur propre développement par la pénurie d'individus libres avec qui interagir. (Voir également la section A.2.5 - Pourquoi les anarchistes sont-ils en faveur de l'égalité ?)

Enfin, la solidarité signifie l'aide mutuelle : travailler volontairement et coopérativement avec d'autres qui partagent les mêmes buts et intérêts. Mais sans liberté et égalité, la société devient une pyramide de classes concurrentes, basée sur la domination des classes inférieures par les strates les plus hautes. Dans une telle société, comme nous le savons en observant les nôtres, c'est « domine ou soit dominé Â», « les loups se mangent entre eux Â», et « chacun pour soi Â». Ainsi « l'individualisme brut Â» est favorisé aux dépens du sentiment de la communauté, avec des classes basses maltraitées par celles se trouvant au-dessus d'elles et des classes hautes craignant la révolte de celes qui se trouvent en dessous d'elles. Dans de telles conditions, il ne peut y a aucune solidarité à l'echelle de la société, mais seulement une forme partielle de solidarité à l'intérieur des classes dont les intérêts sont opposés, ce qui affaiblit la société dans l'ensemble. (Voir également la section A.2.6 - Pourquoi la solidarité est-elle importante pour les anarchistes ?)

Il convient de noter que la solidarité n'implique pas le dévouement ou la négation de soi. Comme Errico Malatesta le dit clairement :

« Nous sommes tous des égoïstes, nous cherchons tous notre propre satisfaction. Mais l'anarchiste trouve sa plus grande satisfaction dans la lutte pour le bien de tous, pour l'accomplissement d'une société dans laquelle il peut être un frère parmi des frères, et parmi des personnes en bonne santé, intelligentes, instruites, et heureuses. Mais celui qui s'adapte, qui est satisfait de vivre parmi des esclaves et de tirer bénéfice du travail des esclaves, n'est pas, et ne peut pas être, un anarchiste. Â» [Life and Ideas, p. 23]

Pour des anarchistes, la vraie richesse, ce sont les gens vivant avec nous sur notre planète.

En outre, honorer l'individualité ne signifie pas que les anarchistes sont des idéalistes, pensant que les gens ou les idées se développent en dehors de la société. L'individualité et les idées se développent dans la société, en réponse à des expériences et des interactions matérielles et intellectuelles, que les gens analysent et interprètent activement. L'anarchisme est, donc, une théorie materialiste, reconnaissant que les idées se développent via l'interaction sociale et l'activité mentale des individus (Voir Dieu et l'Etat de Michael Bakunin pour une discussion classique comparant l'idéalisme et le matérialisme).

Ceci signifie qu'une société d'anarchiste sera la création d'êtres humains, d'un quelconque dieu ou de tout autre principe transcendental, puisque « Rien ne s'arrange jamais soi-même, et moins encore dans les relations humaines. C'est [sic] des hommes qui font des arrangements, et ils le font selon leurs attitudes et leurs compréhensions des choses. Â» [Alexander Berkman, ABC of Anarchism, page 42]

Par conséquent, l'anarchisme se base sur la puissance des idées et de la capacité des personnes d'agir et de transformer leurs vies, en se basant sur ce qu'elles considèrent comme juste. En d'autres termes, la liberté.

A.2.1 - Quelle est l'essence de l'anarchisme ?

Comme nous l'avons vu, «an-archie» implique "sans gouvernants" ou "sans autorité (hiérarchique)". Les anarchistes ne sont pas contre les "autorités" dans le sens d'experts qui sont particulièrement bien informés, habile, sage ou, si elles estiment que ces autorités ne devrait pas avoir le pouvoir de forcer les autres à suivre leurs recommandations (voir la section B.1 pour plus d'informations sur cette distinction ). En un mot, donc, l'anarchisme est de l'anti-autoritarisme.

Les anarchistes sont anti-autoritaires car ils pensent qu'aucun être humain ne doit dominer l'autre. Les anarchistes, selon les mots de L. Susan Brown, " croient en la dignité inhérente et en la valeur de la personne humaine." [The Politics of Individualism, p. 107] La domination est intrinsèquement dégradante et avilissante, car elle submerge la volonté et le jugement des dominés par la volonté et le jugement des dominateurs, détruisant ainsi la dignité et le respect de soi qui vient uniquement de l'autonomie personnelle. En outre, la domination rend possible et conduit généralement à l'exploitation, qui est à l'origine de l'inégalité, la pauvreté et la fracture sociale.

En d'autres termes, alors, l'essence de l'anarchisme (pour l'exprimer positivement) est de la libre coopération entre égaux pour maximiser leur liberté et leur individualité.

La coopération entre égaux est la clé de l'anti-autoritarisme. Par la coopération, nous pouvons développer et protéger notre propre valeur intrinsèque d'individus uniques, ainsi que l'enrichissement de nos vies et de la liberté pour "[a]ucun individu ne peut reconnaître sa propre humanité, et par conséquent la réaliser dans sa vie, si ce n'est en la reconnaissant aux autres, et en coopérant dans cette réalisation des autres... Ma liberté est la liberté de tous, car je ne suis pas vraiment libre dans la pensée et en fait, sauf quand ma liberté et mes droits sont confirmées et approuvées dans la liberté et les droits des tous les hommes [et les femmes] qui sont mes égaux." [Michel Bakounine, cité par Errico Malatesta, Anarchy, p. 30]

Tout en étant anti-autoritaires, les anarchistes reconnaissent que les êtres humains ont un caractère social et qu'ils s'influencent mutuellement. Nous ne pouvons pas échapper à l'"autorité" de cette influence réciproque, parce que, comme nous le rappelle Bakounine :

« L'abolition de cette influence mutuelle serait la mort. Et quand nous défendons la liberté des masses, nous sommes pas du tout en suggérant la suppression d'aucune des influences naturelles que les individus ou groupes d'individus exercent sur eux. Ce que nous voulons, c'est l'abolition des influences qui sont artificielles, privilégiées, juridiques, officielles Â» [quoted by Malatesta, Anarchy, p. 5]

En d'autres termes, ces influences qui proviennent de l'autorité hiérarchique.

C'est parce que les systèmes hiérarchisés, tel le capitalisme, nient la liberté et, de ce fait, que les mentalités et le moral des gens, leurs qualitées intellectuelles et physiques sont dérisoires, rabougries et écrasées" (voir la section B.1 pour plus de détails). Ainsi, une des « grandes vérités de l'anarchisme », c'est que "pour être vraiment libre, il faut permettre à chacun de vivre leur vie à leur façon, aussi longtemps que chacun permet à tous de faire de même." C'est pourquoi les anarchistes se battent pour une société meilleure, pour une société qui respecte les individus et leur liberté. Sous le capitalisme, «toute chose est sur le marché pour la vente : tout est marchandise et commerce Â», mais il existe « certaines choses qui n'ont pas de prix. Parmi celles-ci, la vie, la liberté et le bonheur, et ce sont ces choses que la société de demain, La société libre, garantira à tous. » Les anarchistes, en conséquence, cherchent à rendre les gens conscients de leur dignité, de leur individualité et de leur liberté, et d'encourager l'esprit de révolte, la résistance et la solidarité avec ceux soumis à l'autorité. Cela est dénoncée par les puissants comme briseurs de la paix, mais les anarchistes considèrent la lutte pour la liberté comme infiniment mieux que la paix de l'esclavage. Les anarchistes, à la suite de nos idéaux, « croient en la paix à n'importe quel prix - sauf au prix de la liberté. Mais ce don précieux des producteurs de richesse semble déjà avoir perdu. La vie... Ils l'ont, mais qu'est ce que la valeur de la vie quand il manque des éléments qui font la jouissance ? » [Lucy Parsons, liberté, égalité et solidarité, p. 103, p. 131, p. P. 103 et 134]

Donc, en résumé, les anarchistes cherchent une société dans laquelle les gens interagissent selon des modalités qui renforcent la liberté de tous, plutôt que d'écraser la liberté (et potentiel) du nombre pour le bénéfice de quelques uns. Les anarchistes ne veulent pas donner sur les autres eux-mêmes un pouvoir, le pouvoir de leur dire ce qu'ils doivent faire sous peine de sanctions s'il n'obéissent pas. Peut-être les non-anarchistes, plutôt que d'être perplexe sur pourquoi les anarchistes sont des anarchistes, ferait mieux de se demander ce que l'on dit d'eux, qu'ils sentent que cette attitude a besoin de tout type d'explication.

A.2.2 Pourquoi les anarchistes prônent-ils la liberté ?

Un anarchiste peut être vu, d'après Bakounine, comme « un fanatique de la liberté, la considérant comme l'unique environnement dans lequel l'intelligence, la dignité et le bonheur de l'humanité peuvent se développer et s'accroître Â». [Michel Bakounine, ÂŒuvres choisies, p. 196.] Puisque les êtres humains sont des créatures pensantes, les priver de liberté signifie les priver de l'occasion de penser par eux-mêmes, ce qui équivaut à renier leur existence même d'humains. Pour les anarchistes, la liberté est le produit de notre humanité car :

« Le vrai fait... qu'une personne ait une conscience de soi-même, d'être différente des autres, crée un désir d'agir librement. La soif de liberté et d'expression de soi est un trait fondamental et dominant. Â» [Emma Goldman, Emma la rouge parle : ÂŒuvres choisies et discours, p. 439.]

Pour cette raison, l'anarchisme « propose de sauver le respect de soi et l'indépendance de l'individu de toutes les contraintes et invasions de l'autorité. Il n'y a qu'en étant libre que l'homme [sic!] pourra grandir dans sa pleine envergure. Il n'y a qu'en étant libre que l'homme apprendra à penser et à bouger, et à donner le meilleur de soi-même. Il n'y a qu'en étant libre qu'il réalisera la vraie force des liens sociaux qui lient les hommes entre eux et qui sont les vraies fondations d'une vie sociale normale. Â» [Op. Cit., pp 72-73.]

Ainsi fondamentalement, pour les anarchistes, la liberté est représentée par des individus qui poursuivent leur propre bien dans leur propre voie. Dorénavant, cette façon d'agir entraîne une activité et un pouvoir des individus alors qu'ils prennent des décisions pour et à propos d'eux-mêmes et de leur vies. Seule la liberté peut assurer le développement de l'individu et la diversité. Car quand des individus se gouvernent eux-mêmes et prennent leur propres décisions, ils doivent exercer leur esprits et cela n'a pas d'autres effets que de développer et de stimuler les individus impliqués. Comme Malatesta l'a dit, « pour que des gens deviennent éduqués à la liberté et à la gestion de leur propre intérêts, ils doivent être libres d'agir par eux-mêmes, de ressentir de la responsabilité pour leurs propres actions en bien et en mal. Ils feront des erreurs, mais ils comprendront à partir des conséquences où ils se sont trompés et essayeront de nouvelles voies. Â» [Errico Malatesta, Entre paysans, p.26.]

Par conséquent la liberté est la précondition au développement maximum du potentiel de l'individu, ce qui est aussi un produit social et peut être atteint qu'au sein et à grâce à la communauté. Une communauté libre et en bonne santé produira des individus libres, qui à leur tour façonneront la communauté et enrichiront les relations sociales entre les gens qui la composent. Les libertés, en étant produites socialement, « n'existent pas parce qu'elles ont été établies légalement sur un bout de papier, mais seulement quand elles sont devenues une habitude incarnée d'un peuple, et quand chaque tentative de les affaiblir provoque une réaction violente de la population... On force le respect des autres quand on sait comment défendre sa dignité en tant qu'être humain. Cela n'est pas seulement vraiment vrai dans la vie privée, il en a toujours été de même dans la vie politique. Â» En fait, nous « devons tous les droits et les privilèges dont nous profitons aujourd'hui, dans une plus ou moins large mesure, non au bon vouloir des gouvernements mais à notre propre force. Â» [Rudolf Rocker, L'anarcho-syndicalisme, p.75.]

C'est pour cette raison que les anarchistes soutiennent la tactique dite de l'« action directe Â» (voir pour cela la section J.2) pour que, comme l'explique Emma Goldman, nous ayons « autant de liberté que [nous voulons] en prendre. L'anarchisme par conséquent implique l'action directe, le défi prononcé contre, et la résistance à, toutes les lois et restrictions économiques, sociales et morales. Â» Elle requiert « de l'intégrité, de l'autonomie, et du courage. En bref, elle nécessite des esprits libres et indépendants Â» et « seule une résistance tenace Â» peut « finalement [nous] rendre libre(s). L'action directe contre l'autorité dans les ateliers, l'action directe contre l'autorité de la loi, l'action directe contre l'envahissante et l'officieuse autorité de notre code moral, est la méthode cohérente et logique de l'anarchisme. Â» [Emma Goldman, Emma la rouge parle : ÂŒuvres choisies et discours, pp. 76-77.]

En d'autres termes, l'action directe est à la fois l'application de la liberté, utilisée pour résister à l'oppression ici et maintenant, et le moyen de créer une société libre. Elle crée la mentalité individuelle et les conditions sociales grâce auxquelles la liberté prospère. Les deux types de conditions sont essentielles puisque la liberté ne se développe qu'au sein d'une société, et non en opposition à elle. Ainsi, Murray Bookchin écrit :

« La liberté, l'indépendance et l'autonomie que les gens ont à une période historique donnée est le produit de longues traditions sociales et... d'un développement collectif — ce qui ne veut pas dire que les individus ne jouent pas un rôle important dans ce développement, puisqu'en fin de compte ils sont obligés de faire ainsi s'ils veulent être libres. Â» [Murray Bookchin, L'anarchisme social ou le style de vie anarchiste, p. 15.]

Mais la liberté requiert un type d'environnement social correct dans lequel grandir et se développer. Un tel environnement doit être décentralisé et basé sur la gestion directe du travail par ceux qui le font. La centralisation signifie une autorité coercitive (la hiérarchie), tandis que l'autogestion est l'essence même de la liberté. L'autogestion garantit que les individus impliqués utilisent (et ainsi développent) toutes leurs capacités — et tout particulièrement leurs capacités intellectuelles. À l'inverse, la hiérarchie substitue à toutes les activités et pensées des individus impliqués celles d'une minorité. Ainsi, plutôt que de développer leurs capacités au maximum, la hiérarchie marginalise les masses et garantit que leur développement est émoussé (voir aussi la section B.1).

C'est pour cette raison que les anarchistes s'opposent à la fois au capitalisme et à l'étatisme. Comme l'anarchiste Sébastien Faure le notait, l'autorité « se déguise en deux formes principales : la forme politique, qui est l'État ; et la forme économique, qui est la propriété privée. Â» [Cité par Peter Marshall, Demander l'impossible, p.43.] Le capitalisme, comme l'État, est basé sur une autorité centralisée (c'est-à-dire le patron au-dessus du travailleur), le vrai but étant de priver de la gestion du travail ceux qui le font. Cela veut dire « que la libération réelle, finale et complète des travailleurs n'est possible qu'à une condition : l'appropriation du capital, c'est-à-dire des matières premières et de tous les outils de travail, en incluant les terres, par le corps des travailleurs. Â» [Michel Bakounine, cité par Rudolf Rocker, Op. Cit., p.50.]

D'où, comme Noam Chomsky l'explique, un « anarchiste cohérent doit s'opposer à la propriété privée des moyens de production et l'esclavage salarial est une composante de ce système, aussi incompatible avec le principe que le travail doit être entrepris librement et être sous le contrôle du producteur. Â» [Noam Chomsky, Notes sur l'anarchisme, Pour raisons d'État, p.158.]

Ainsi, la liberté, pour les anarchistes, signifie une société non-autoritaire dans laquelle les individus et les groupes pratiquent l'autogestion. Les implications sont importantes. Premièrement, cela implique qu'une société anarchiste serait non-coercitive, c'est-à-dire, une société où la violence ou la menace d'user de la violence ne seraient pas utilisées pour « convaincre Â» les individus de faire quelque chose. Deuxièmement, cela implique que les anarchistes sont de fermes partisans de la souveraineté individuelle, et que, à cause de ce soutien, ils s'opposent aux institutions basées sur l'autorité coercitive, c'est-à-dire la hiérarchie. Finalement, cela implique que l'opposition des anarchistes au « gouvernement Â» veut seulement dire qu'ils s'opposent aux organisations ou gouvernements centralisés, hiérarchiques ou bureaucratiques. Ils ne s'opposent pas à l'auto-gouvernement avec des confédérations d'organisations décentralisées et populaires, tant qu'elles sont basées sur la démocratie directe plutôt que sur la délégation d'un pouvoir à des « représentants Â» (voir la section A.2.9 pour des précisions sur l'organisation anarchiste). L'autorité est le contraire de la liberté, par conséquent toute forme d'organisation basée sur la délégation du pouvoir est une menace à la liberté et à la dignité des personnes qui lui sont soumises.

Les anarchistes considèrent que la liberté est l'environnement social au sein duquel la dignité et la diversité humaines peuvent fleurir. Dans un environnement capitaliste ou étatiste, en revanche, il n'y a pas de liberté pour la majorité puisque la propriété privée et la hiérarchie garantissent que l'inclination et le jugement de la plupart des individus seraient subordonnés à la volonté d'un maître, ce qui restreindrait sévèrement leur liberté et rendraient impossible le « développement maximal de toutes les capacités matérielles, intellectuelles et morales qui sont latentes en chacun de nous. Â» [Michel Bakounine, Bakounine sur l'anarchisme, p.261.] C'est pourquoi les anarchistes cherchent à garantir « que la justice et la liberté réelles puissent exister sur Terre Â» car ce monde est « complètement faux, complètement inutile, ce gaspillage sauvage de vies humaines, d'os et de muscles et de cerveaux et de coeurs, cette transformation d'individus en êtres habillés de haillons, en fantômes, en caricatures pitoyables des créatures qu'ils auraient dû devenir le jour où ils sont nés ; c'est que ce qui est appelé l'économie, l'amassement de choses, est en réalité la plus abominable dépense — le sacrifice du fabricant pour le fabriqué — la perte des meilleurs et des plus nobles instincts pour le gain d'un attribut révoltant, le pouvoir de compter et de calculer. Â» [Voltairine de Cleyre, Le premier mai : les discours d'Haymarket 1895-1910, pp. 17-18.]


(Voir la section B pour une plus ample discussion sur la nature hiérarchique et autoritaire du capitalisme et de l'étatisme).

A.2.3 Les Anarchistes sont-ils en faveur de l'organisation ?

Oui. Sans association, une vraie humaine est impossible. La liberté ne peut pas exister sans société et sans organisation. Comme le montrait George Barrett :

« Pour obtenir le plein sens de la vie nous devons coopérer, et pour coopérer nous devons faire des accords avec nos prochains. Mais supposer que de tels accords entraînent une restriction à la liberté est à coup sûr une absurdité ; au contraire, ils sont l'exercice de notre liberté.
« Si nous inventons un dogme qui stipule que faire des accords nuit à la liberté, alors ans ce cas la liberté devient tyrannique, car elle interdit aux hommes de satisfaire leurs plaisirs quotidiens les plus ordinaires. Par exemple, je ne peux pas aller me promener avec un ami car cela est contraire au principe de Liberté qui veut que je devrais d'abord être d'accord pour être à un certain endroit à un certain moment pour le rencontrer. De même, je ne peux pas étendre mon propre pouvoir au-delà de moi-même, car pour faire cela je dois coopérer avec quelqu'un d'autre, et la coopération implique un accord, et cela est opposé à la liberté. Nous verrons que cet argument est absurde. Je ne limite pas ma liberté — au contraire, je ne fais que l'exercer — quand je me mets d'accord avec un ami d'aller nous promener.
« Si, d'un autre côté, je décide, à partir de mon savoir supérieur, qu'il est bon pour mon ami de faire de l'exercice, et que j'essaye de l'obliger à aller se promener, alors je commence à limiter la liberté. C'est la différence entre l'accord libre et le gouvernement. Â»[George Barrett, Objections à l'anachisme, pp. 338-349.]

Aussi poussées les organisations sont, les anarchistes pensent que « loin de créer une quelconque autorité, [c'est] le seul remède et le seul moyen grâce auquel chacun de nous sera habitué à prendre part activement et consciencieusement à un travail collectif,et cessera d'être un instrument passif dans les mains des dirigeants. Â» [Errico Malatesta, Sa vie et ses idées, p. 86.] Ainsi les anarchistes sont particulièrement conscients du besoin de s'organiser de manière structurée et ouverte. Comme Carole Ehrlich le montre, tandis que les anarchistes « ne sont pas supposés se structurer Â» et « veulent abolir la structure hiérarchique Â», ils sont « presque toujours stéréotypés comme refusant toute structure. Â» Ce n'est pas le cas pour « les organisations qui établiraient de manière responsable la répartition du pouvoir entre le maximum d'individus, la rotation des tâches, le partage des compétences et la diffusion des informations et des ressources Â» et qui sont basées sur « les bons principes anarchistes de l'organisation sociale ! Â» [Carole Ehrlich, Socialisme, anarchisme et féminisme, Rumeurs silencieuses : une lectrice anarcha-féministe, p. 46-47.]

Le fait que les anarchistes soient en faveur de l'organisation peut sembler étrange à première vue, mais c'est compréhensible. « Pour ceux qui n'ont toujours connu qu'une organisation autoritaire Â», expliquent deux anarchistes britanniques, « il apparaît que l'organisation peut seulement être totalitaire ou démocratique, et ceux qui sont incrédules vis-à-vis du gouvernement sont forcément incrédules vis-à-vis de toute organisation. Alors que ce n'est pas le cas. Â» [Stuart Christie and Albert Meltzer, Les vannes de l'anarchie, p. 122.] En d'autres termes, nous vivons dans une société dans laquelle toutes les organisations sont virtuellement autoritaires ce qui fait qu'elles apparaissent comme le seul type d'organisation possible. Ce qui n'est pas reconnu, c'est que ce mode d'organisation est historiquement conditionné, survenant au sein d'un type de société spécifique — celles dont les principes directeurs sont la domination et l'exploitation. D'après les archéologues et les anthropologues, ce type de société n'existe que depuis 5 000 ans environ. Elles sont apparues avec les premiers états primitifs basés sur la conquête et l'esclavage, le travail des esclaves ayant créé un surplus qui a soutenu une classe dirigeante.

Avant cette époque, pendant des centaines de milliers d'années, les sociétés humaines et proto-humaines étaient « organiques Â», comme les appellent Murray Bookchin, c'est-à-dire basées sur des formes d'activité économique coopérative, impliquant l'entraide, le libre accès aux ressources, et un partage des produits du travail selon les besoins. Ainsi dans de telles sociétés il n'y avait pas de hiérarchie dans le sens de relations de domination-subordination institutionnalisées, renforcées par des sanctions coercitives et résultantes d'une catégorisation en classes sociales impliquant l'exploitation économique d'une classe par une autre (voir Murray Bookchin, L'écologie de la liberté).

Nous devons cependant insister sur le fait que les anarchistes rejettent tout « retour à l'âge de pierre Â». Nous notons simplement que puisque le mode d'organisation hiérarchique-autoritaire est relativement récent dans l'histoire de l'évolution sociale humaine, il n'y a pas de raisons de supposer qu'il est voué à être permanent. Nous ne pensons pas que les êtres humains sont génétiquement « programmés Â» pour avoir un comportement autoritaire, concurrentiel et agressif, puisqu'il n'y a pas de preuve tangible de cette affirmation. A contrario, un tel comportement est socialement conditionné, ou appris, et que par conséquent il peut être désappris (voir Ashley Montagu, La nature de l'agression humaine). Nous ne sommes pas fatalistes ou pro-déterminisme génétique, mais nous croyons dans le libre arbitre, c'est-à-dire que les gens puissent changer la façon dont ils font certaines choses, et notamment la façon dont ils s'organisent en société.

Et il n'y a pas de doute que notre société doit être mieux organisée, car actuellement, la plupart des richesses — qui sont produites par la majorité des gens — et des pouvoirs appartiennent à une petite minorité élitiste au sommet de la pyramide sociale, entraînant des privations et de la souffrance pour les autres, en particulier ceux à la base. Puisque cette élite contrôle les moyens de coercition grâce à son contrôle de l'État (voir la section B.2), il est facile pour elle de réprimer la majorité et d'ignorer ses souffrances — un phénomène qui apparaît dans une moindre mesure dans toutes les hiérarchies. C'est sans surprise, alors, que les gens qui vivent dans des structures autoritaires et centralisées se mettent à les haïr comme symboles de leur déni de liberté. Comme Alexandre Berkman le dit :

« N'importe quelle personne qui vous dit que les anarchistes ne croient pas en l'organisation raconte n'importe quoi. L'organisation est tout, et tout est organisation. La vie entière est organisation, qu'elle soit consciente ou inconsciente... Mais il y a organisation et organisation. La société capitaliste est si mal organisée que ses différents membres souffrent : comme lorsqu'une certaine partie de votre corps vous fait souffrir et que votre corps entier est malade..., pas un seul membre de l'organisation ou de l'union peut impunément subir une discrimination, être opprimé ou ignoré. Car réaliser cela équivaudrait à ignorer un mal de dents : vous seriez complétement malade. Â» [Alexandre Berkman, Op. Cit., p. 198.]

C'est précisément ce qui se passe dans la société capitaliste, avec pour résultat qu'elle est, en réalité, « complétement malade. Â»

Pour ces raisons, les anarchistes rejettent les formes autoritaires de l'organisation et préfèrent soutenir les associations basées sur le libre accord. Le libre accord est important car, comme le dit Berkman, « ce n'est que quand chacun est une unité libre et indépendante, coopérant à partir de ses propres choix avec les autres pour des intérêts mutuels, que le monde fonctionne avec succès et devient puissant. Â» [Alexandre Berkman, Op. Cit., p. 199.] Comme nous en discuterons dans la section A.2.14, les anarchistes insistent sur le fait que le libre accord doit être complémenté par la démocratie directe (ou, comme elle est généralement appelée par les anarchistes, l'autogestion) au sein de l'association elle-même, autrement la « liberté Â» deviendrait à peine plus que choisir ses maîtres.

L'organisation anarchiste est basée sur une décentralisation massive du pouvoir dans les mains du peuple, c'est-à-dire à à ceux qui sont directement affectés par les décisions prises. Pour citer Proudhon :

« Ã€ moins que la démocratie ne soit un leurre, et la souveraineté du Peuple une dérision, il faut admettre que chaque citoyen dans le ressort de son industrie, chaque conseil municipal, départemental ou provincial, sur son territoire, est le représentant naturel et seul légitime du Souverain; qu'en conséquence chaque localité doit agir directement et par elle-même dans la gestion des intérêts qu'elle embrasse, et exercer à leur égard la plénitude de la souveraineté. Â» [Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle (1925), p. 292. (à lire en ligne ici)]

Cela implique aussi un besoin de fédéralisme pour coordonner les intérêts communs. Pour l'anarchisme, le fédéralisme est le naturel complément de l'autogestion. Avec l'abolition de l'État, la société « peut, et doit, s'organiser d'une autre façon, mais pas du haut vers le bas... L'organisation sociale future doit être entièrement construite à partir de la base, grâce à la libre association ou fédération des travailleurs, en premier lieu en syndicats, puis en communes, régions, nations et finalement en une grande fédération, internationale et universelle. Après seulement sera réalisé le vrai et vital ordre de la liberté et du bien commun, cet ordre qui, loin de démentir, au contraire affirme et apporte l'harmonie dans les intérêts des individus et de la société. Â» [Michel Bakounine, ÂŒuvres choisies, pp. 205-206.] Car « une organisation véritablement populaire commence... d'en bas Â» et ainsi « le fédéralisme devient une institution politique du socialisme, l'organisation libre et spontanée de la vie populaire. Â» Ainsi le socialisme libertaire « est fédérateur en caractère. Â» [Michel Bakounine, La philosophie politique de Bakounine, pp. 272-274.]

Donc l'organisation anarchiste est basée sur la démocratie directe (ou l'autogestion) et sur le fédéralisme (ou la confédération). Ces concepts sont l'expression et l'environnement de la liberté. La démocratie directe (ou participative) est essentielle car la liberté et l'égalité impliquent un besoin de forums au sein desquels les gens peuvent discuter et débattre en égaux et qui autorisent le libre exercice de ce que Murray Bookchin appelle « le rôle créative de la dissidence. Â» Le fédéralisme est nécessaire pour s'assurer que les intérêts communs sont discutés et les activités communes organisées d'une façon qui reflète les souhaits de tous ceux affectés par elles. Pour s'assurer que les décisions viennent du bas et remontent plutôt que d'être imposées par une petite poignée de dirigeants.

Les idées anarchistes sur l'organisation anarchiste et le besoin d'une démocratie directe et d'une confédération seront approfondis dans les sections A.2.9 et A.2.11.

A.2.4 Les anarchistes sont ils en faveur de la liberté "absolue" ?

Non. Les anarchistes ne croient pas que chacun devrait faire « ce que bon lui semble Â», car quelques actions impliquent invariablement le déni de la liberté d'autrui.

Par exemple, les anarchistes ne sont pas en faveur de la « liberté Â» de violer, d'exploiter, ou de contraindre autrui. Ils ne sont pas en faveur de l'autorité non plus. A contrario, puisque l'autorité est une menace à la liberté, à l'égalité, et à la solidarité (pour ne pas mentionner la dignité humaine), les anarchistes reconnaissent la nécessité de lui résister et de la renverser.

L'exercice de l'autorité n'est pas de la liberté. Personne n'a le « droit Â» de diriger autrui. Comme Malatesta le précise, l'anarchisme soutient la « liberté pour tout le monde [...] avec pour seule limite la liberté égale d'autrui ; ce qui signifie de fait [...] que nous ne reconnaissons pas, et ne souhaitons pas respecter, la 'liberté' d'exploiter, d'opprimer, de commander, ce qui est en fait de l'oppression et certainement pas de la liberté. Â» [Errico Malatesta, Sa vie et ses idées, p. 53.]

Dans une société capitaliste, la résistance à toutes les formes d'autorité hiérarchique est la marque d'une personne libre — que cette autorité soit privée (le patron) ou le publique (l'État). Comme Henry David Thoreau l'a précisé dans son essai sur La désobéissance civile (1847) :

« La désobéissance est la base vraie de la liberté. Les dociles doivent être des esclaves. Â»

A.2.5 Pourquoi les anarchistes sont-ils en faveur de l'égalité ?

Comme mentionné précédemment, les anarchistes sont dévoués à l'égalité sociale car c'est le seul contexte dans lequel la liberté individuelle puisse fleurir. Toutefois, beaucoup d'absurdités ont été écrites à propos de l'« Ã©galité Â», et beaucoup de ce qui est habituellement pensé est en fait très étrange. Avant de discuter de ce que les anarchistes veulent dire par égalité, nous devons commencer par indiquer ce qu'elle ne signifie pas pour eux.

Les anarchistes ne croient pas en l'« Ã©galité des dotations Â», qui n'est pas seulement inexistante mais serait très indésirable si elle était instaurée. Chaque personne est unique. Les différences humaines déterminées biologiquement existent mais en plus sont « une cause de joie, et non pas de peur ou de regret Â». Pourquoi ? Car « la vie au milieu de clones ne vaudrait pas d'être vécue, et une personne saine d'esprit n'éprouverait que de la joie à ceux que les autres aient des capacités qu'il ne partage pas. Â» [Noam Chomsky, Marxisme, anarchisme et futurs alternatifs, p. 782.]

Que des gens pensent sérieusement que par « Ã©galité Â» les anarchistes voudraient que tout le monde soit identique est une triste réflexion à la lumière de la culture intellectuelle actuelle et de la corruption des mots — une corruption utilisée pour détourner l'attention d'un système autoritaire et injuste et qui fourvoie les gens dans des discussions de biologie. « L'unicité du soi ne contredit aucunement le principe d'égalité Â» notait Erich Fromm, « La thèse que tous les hommes naissent égaux implique qu'ils partagent tous les mêmes qualités humaines fondamentales, qu'ils partagent tous le même destin essentiel des êtres humains, qu'ils aient tous la même revendication inaliénable de la liberté et du bonheur. Cela signifie en outre que leurs relations sont basées sur la solidarité et non sur la domination-soumission. Le concept d'égalité ne veut pas dire que tous les hommes sont identiques. Â» [Erich Fromm, La peur de la liberté, p. 228.]. Ainsi, il serait plus légitime de dire que les anarchistes recherchent l'égalité car nous reconnaissons que tous les gens sont différents et, par conséquent, cherchent l'entière affirmation et le développement maximal de cette unicité.

Les anarchistes ne sont pas non plus en faveur de la soi-disante « Ã©galité des résultats Â». Nous ne désirons aucunement vivre dans une société où tous possèdent les mêmes biens, vivent dans le même genre de maison, portent les mêmes uniformes, etc. Une des raisons de la révolte des anarchistes contre le capitalisme et l'étatisme est qu'ils standardisent tellement la vie (voir le livre de George Reitzer, The McDonaldisation of Society (La McDonaldisation de la société), sur pourquoi le capitalisme entraine standardisation et conformité). D'après Alexandre Berkman :

« L'esprit d'autorité, la loi, écrite et tacite, la tradition et la coutume nous forcent en un verger commun et font de l'homme [et de la femme] un automate sans volonté, sans indépendance et sans individualité. [...] Chacun de nous est une victime, et seuls ceux qui sont exceptionnellement forts réussissent à briser leurs chaînes, et encore, que partiellement. Â» [Alexandre Berkman, What is Anarchism?, p. 165.]

Donc les anarchistes ne désirent pas vraiment que ce « verger commun Â» soit plus poussé. Nous désirons plutôt le détruire ainsi que toutes les relations sociales et institutions qui l'ont créé en premier lieu.

L'« Ã©galité des résultats Â» ne peut qu'être instaurée et maintenue par la force, et ne serait pas l'égalité de toute façon, puisque certains auraient plus de pouvoir que d'autres ! Les anarchistes détestent particulièrement l'« Ã©galité des résultats Â», puisque nous reconnaissons que chaque individu a des besoins, habilités, désirs et intérêts différents. Faire que chacun consomme la même quantité serait de la tyrannie. Manifestement, si une personne a besoin de traitements médicaux et une autre non, ils ne reçoivent pas une quantité « Ã©gale Â» de soins. Il en est de même pour les autres besoins humains. Comme Alexandre Berkman le dit :

« Ã©galité ne signifie pas une quantité égale mais une opportunité égale [...]. Ne faîtes pas l'erreur d'identifier l'égalité de liberté avec l'égalité forcée des prisonniers. La vraie égalité anarchiste implique une liberté, pas une quantité. Elle ne veut pas dire que chacun doit manger, boire, porter les mêmes vêtements, faire le même travail ou vivre de la même manière. C'est en fait très loin de ça : l'inverse en fait. Â»
« Les besoins individuels et les goûts diffèrent, comme l'appétit diffère. La vraie égalité est l'opportunité égale de les satisfaire. Â»
« Loin de niveler, une telle égalité ouvre la porte à la plus grande diversité d'activité et de développement. Le caractère humain est divers [...] La libre opportunité d'exprimer et d'extérioriser notre individualité entraîne un développement des dissemblances et des variations. Â» [Alexandre Berkman, Op. Cit., pp. 164-165.]

Pour les anarchistes, les « concepts Â» d'« Ã©galité Â» en tant qu'« Ã©galité des résultats Â» ou « Ã©galité des dotations Â» sont dépourvus de sens. Cependant, dans une société hiérarchique, l'« Ã©galité des chances Â» et l'« Ã©galité des résultats Â» sont liées. Dans un système capitaliste par exemple, les chances de chaque génération dépendent des résultats des précédents. Ce qui veut dire que dans un système capitaliste l'« Ã©galité des chances Â» sans une sévère « Ã©galité des dotations Â» (dans le sens de revenus et ressources) deviennent futiles puisqu'il n'y a pas de vraie égalité des chances entre un fils (ou une fille) de millionnaire et un fils (ou une fille) de balayeur. Ce qui soutiennent l'« Ã©galité des chances Â» en ignorant les obstacles créés par les dotations précédentes (des ascendants) ne savent pas de quoi ils parlent — les chances de réussite dans une société hiérarchique ne dépendant pas seulement de la voie choisie mais aussi d'un départ au même niveau. L'idée fausse que les anarchistes réclament l'« Ã©galité des dotations Â» surgit de ce fait évident. Mais cela s'applique dans un système hiérarchique. Dans une société libre cela ne serait pas le cas (comme nous allons le voir).

L'égalité, dans la théorie anarchiste, ne veut pas dire déni de la diversité individuelle ou de l'unicité. Comme Bakounine l'observe :

« Une fois que l'égalité aura triompher et sera bien établie, est-ce que les capacités des individus divers et leur niveau d'énergie cesseront de varier ? Certaines variations existeront, peut-être pas autant que maintenant, mais certaines existeront toujours. Le fait qu'un arbre n'ait jamais deux feuilles identiques est proverbial, et cela sera probablement toujours vrai. Et rien n'est plus vrai au regard des êtres humains qui sont bien plus complexes que les feuilles. Mais cette diversité n'est pas un mal. Au contraire [...] c'est une des ressources de la race humaine. Grâce à cette divesité, l'humanité est un tout collectif dans lequel un individu complète tous les autres et a besoin d'eux. Ainsi, l'infinie diversité des individus est la cause fondamentale et la base véritable de leur solidarité. C'est un argument tout-puissant pour l'égalité. Â» [Michel Bakounine, All-round Education (L'éducation complète), L'essentiel de Bakounine, pp. 117-118.]

Pour les anarchistes, l'égalité signifie l'égalité sociale, ou, pour reprendre les termes de Murray Bookchin, l'« Ã©galité des inégaux Â» (d'autres, comme Malatesta, utilisaient le terme d'« Ã©galité des conditions Â» pour exprimer la même idée). Par cette , Bookchin veut dire qu'une société anarchiste reconnaît les différences de compétence et le besoin d'autrui mais n'autorise pas ces différences à se muer en pouvoir. En d'autres mots, les différences entre individus « ne [seraient] rien, parce qu'une inégalité de fait se perd d'elle-même dans la collectivité lorsqu'elle n'y trouve rien, aucune fiction ou institution légale, à laquelle elle puisse s'accrocher. Â» [Michel Bakounine, Dieu et l'Etat].

Si les relations sociales hiérarchiques, et les forces qui les ont créées, étaient abolies en faveur de relations qui encourageraient la participation et qui seraient basées sur le principe de « une personne, un vote Â», alors les différences naturelles ne pourraient pas se transformer en un pouvoir hiérarchique. Par exemple, sans les droits de propriété capitalistes, il n'y aurait aucun moyen pour une minorité de confisquer les moyens de subsistance (les machines et les terres) et de s'enrichir par le travail des autres grâce au système de salaire et d'usure (les profits, les rentes et les intérêts). De la même façon, si les travailleur(e)s géraient leur propre travail, il n'y aurait pas de classe de capitalistes pour faire du profit sur leur travail. Ainsi, comme le dit Proudhon :

« Maintenant, qu'elle est l'origine de cette inégalité ? Comme nous le voyons [...] cette origine est la réalisation au sein de la société de cette triple abstraction : le capital, le travail et le talent. C'est parce que la société s'est divisée en trois catégories de citoyens correspondant au trois termes de la formule [...] que nous sommes arrivés à la distinctions de caste, et que la moitié de la race humaine est l'esclave de l'autre moitié [...]. Le socialisme consiste donc à réduire la formule aristocratique capital-travail-talent en cette simple formule du travail [...] pour que tous les citoyens deviennent simultanément, également et dans la même mesure capitalistes, laboureurs et experts ou artistes. Â» [Daniel Guérin, No Gods, No Masters, vol. 1, pp. 57-58]. À consulter ici.

Comme tous les anarchistes, Proudhon voyait cette intégration de fonctions comme la clef de l'égalité et de la liberté et proposait l'autogestion comme moyen de les atteindre. Ainsi l'autogestion est la clef de l'égalité sociale. L'autogestion sur le lieu de travail signifie que chacun a le même pouvoir de décision sur son développement et ses changements. Les anarchistes croient fermement en la maxime « ce qui affecte tout le monde est décidé par tout le monde. Â»

Bien entendu, cela ne veut pas dire que les compétences seront ignorées ou que tout le monde décidera n'importe quoi. Jusqu'où aillent les compétences, les gens auront des intérêts, des talents et des compétences différents, donc évidemment, ils voudront étudier des choses différentes et avoir des travails différents. De même, il est évident que quand une personne est malade elle consulte un médecin — un expert — qui gère son propre travail et n'est pas dirigé par un quelconque comité. Nous sommes désolé(e)s d'aborder ces sujets, mais quand il s'agit de parler d'égalité sociale et d'autogestion des travailleurs, des personnes commencent à raconter n'importe quoi. Qu'un hôpital géré d'une façon socialement égalitaire n'implique pas le personnel non-médical à voter la façon dont les médecins devraient pratiquer une opération est du pur bon sens.

En fait, l'égalité sociale et la liberté individuelle sont inséparables. Sans une autogestion collective des décisions qui affectent un groupe (l'égalité) pour compléter l'autogestion individuelle des décisions qui affectent chaque individu (la liberté), une société libre est impossible à envisager. Sans les deux, certaines personnes auraient un pouvoir sur les autres, prendraient des décisions pour eux (c'est-à-dire les gouverneraient), et ainsi certains seraient plus libre que d'autres. Ce qui implique, pour enfoncer une porte ouverte, que les anarchistes recherchent l'égalité dans tous les aspects de la vie, et pas seulement en termes de richesse. Comme le dit Malatesta, les anarchistes « réclament pour chaque personne pas seulement son entière mesure des richesses de la société mais aussi sa part de pouvoir social. Â» [Daniel Guérin, No Gods, No Masters, vol. 3, p. 370.]

L'égalité sociale est nécessaire aux individus pour qu'ils puissent à la fois se gouverner et s'exprimer. Pour l'autogestion cela implique des moyens « pour que les gens travaillant face à face avec leurs collègues puissent amener l'unicité de leur point de vue à l'action de résoudre des problèmes communs et d'atteindre leurs objectifs. Â» [Gerge Benello, From the Ground Up (S'élever du sol), p. 160.] Ainsi l'égalité autorise l'expression de l'individualité et est la base nécessaire de la liberté individuelle.

La section F.3 (Pourquoi les "anarcho"-capitalistes n'attribuent-ils généralement peu ou pas de valeur à l'"égalité" ?) discute plus en profondeur des idées anarchistes sur l'égalité. L'essai Equality (Égalité) de Noam Chomsky est un bon résumé des idées libertaires sur le sujet.

A.2.6 Pourquoi la solidarité est importante pour les anarchistes ?

La solidarité, ou l'entraide, est l'idée clé de l'anarchisme. C'est le lien entre l'individu et la société, le moyen par lequel les individus peuvent travailler ensemble pour répondre à leurs intérêts communs dans un environnement qui soutient et encourage la liberté et l'égalité. Pour les anarchistes, l'entraide est un élément fondamental de la nature humaine, une source à la fois de force et de bonheur, et une condition fondamentale d'une existence pleinement humaine.

Erich Fromm, un célèbre psychologue socialiste humaniste, montre que « le désir humain de connaître et d'expérimenter des unions avec d'autres est enraciné dans les conditions spécifiques de l'existence qui caractérisent l'espèce humaine et est une des plus fortes motivations du comportement humain. Â» [Erich Fromm, To Be or To Have (Être ou avoir), p. 107]

Ainsi les anarchistes considèrent le désir de former des « unions Â» (pour reprendre le terme de Max Stirner) avec d'autres individus comme un besoin naturel. Ces unions, ou associations, doivent être basées sur l'égalité et l'individualité pour pleinement satisfaire ceux qui les rejoignent, c'est-à-dire qu'elles doivent être organisées de façon anarchiste : volontaire, décentralisée et non-hiérarchique.

La solidarité — la coopération entre individus — est nécessaire à la vie et est loin d'être un déni de liberté. La solidarité, observait Malatesta, « est le seul environnement dans lequel l'être humain peut exprimer sa personnalité et atteindre son développement optimal et prendre plaisir aux meilleurs bien-être possibles. Â» Cela, « issu à la fois des individus pour le bien-être commun et de tous pour le bien-être de chaque individu, Â» « la liberté de chacun de ne pas être limité, mais complété — en fait trouver la véritable raison d'être — par la liberté de chacun. Â» [Errico Malatesta, Anarchy (Anarchie), p. 29.]. En d'autres termes, la solidarité et la coopération signifient se traiter les un(e)s les autres en égaux/ales, refuser de traiter les autres comme une fin en soi et créer des relations en faveur de la liberté pour tous plutôt qu'une minorité dirige la masse. Emma Goldman a repris ce thème, notant « quel magnifique résultat cette force unique de l'individualité humaine réalise quand elle est renforcée par la coopération avec d'autres individualités [...] la coopération — à l'opposé des luttes et conflits fratricides — a oeuvré pour la survie et l'évolution des espèces. Seule l'entraide et la coopération volontaire [...] peuvent créer la base d'une vie individuelle et associative libre. Â» [Emma Goldman, Red Emma Speaks (Emma la rouge parle), p. 118].

La solidarité signifie s'associer ensemble en égaux pour satisfaire nos intérêts et besoins communs. Les formes d'association non-basées sur la solidarité (c'est-à-dire celles basées sur l'inégalité) broient les individualités de celles et ceux qui y sont soumis(es). Comme Ret Marut le montre, la solidarité, la reconnaissance des intérêts communs, est nécessaire à la liberté :

« L'amour le plus noble, le plus pur et le plus vrai de l'être humain est l'amour de soi. Je veux être libre ! J'espère être heureux ! Je veux apprécier toutes les beautés du monde. Mais ma liberté n'est garantie que quand tous ceux qui m'entourent sont eux aussi libres. Je ne peux être heureux que quand tous ceux qui m'entourent sont heureux. Je ne peux être joyeux que quand les personnes que je vois et que je rencontre regardent le monde avec les yeux remplis de joie. Et je ne peux être rassasié de plaisir que quand j'ai la certitude que les autres, eux aussi, sont rassasiés comme je le suis. Et pour cette raison, c'est une question de satisfaction personnelle, juste pour moi-même, quand je me rebelle contre tous les dangers qui menacent ma liberté et mon bonheur. Â» [Ret Marut (alias B. Traven), The BrickBurner magazine cité par Karl S. Guthke, B. Traven: The life behind the legends (B. traven : La vie derrière les légendes), pp. 133-134].

Être solidaires signifie que nous reconnaissons, comme le slogan du syndicat américain "Industrial Workers of the World", que « blesser un de nous est nous blesser tous. Â» Ainsi, la solidarité est le moyen de protéger notre individualité et notre liberté et est une expression de notre intérêt personnel. Comme Alfie Kohn le montre :

« Quand nous pensons à la coopération [...] nous tentons d'associer ce concept avec un idéalisme flou. [...] Cela peut venir de la confusion entre la coopération et l'altruisme. [...] La coopération structurée défie la dichotomie usuelle égoïsme/altruisme. Elle lie les choses de telle façon que quand je t'aides je m'aide moi-même. Même si ma motivation première était égoïste, nos destins sont maintenant liés. Nous coulons ensemble ou nous nageons ensemble. La coopération est une stratégie astucieuse et très performante — un choix pragmatique qui fait que les choses faites au travail ou à l'école sont plus efficaces que celles faites par compétition. [...] Il existe aussi de bonnes preuves que la coopération conduit plus facilement à une bonne santé psychologique et à lier des personnes entre elles que la compétition. Â» [Alfie Kohn, No Contest: The Case Against Competition, p. 7].

Et, au sein dune société hiérarchique, la solidarité est importante d'abord pour la satisfaction qu'elle nous donne, mais aussi parce qu'elle est nécessaire pour résister à ceux qui détiennent le pouvoir. Il est intéressant ici de citer Malatesta :

« Les masses opprimées qui ne se sont jamais complétement résignées à l'oppression et à la pauvreté, et qui [...] montrent une soif de justice, de liberté et de bien-être, commencent à comprendre qu'elles ne seront pas capables d'obtenir leur émancipation sans union et sans solidarité avec tous les opprimés, avec tous ceux qui sont exploités partout dans le monde. Â» [Errico Malatesta, Anarchy (L'Anarchie), p. 33].

En se levant tous ensembles, nous pouvons être plus forts et obtenir tout ce que nous voulons. Au final, en s'organisant en groupes, nous pouvons commencer à gérer nos affaires collectives ensembles et nous remplacer nos chefs une bonne fois pour toutes. « Les unions [...] multiplieront les moyens individuels et sécuriseront les propriétés assaillies. Â» [Max Stirner, The Ego and Its Own (L'Ego et ce qui lui appartient), p. 258]. En agissant avec solidarité, nous pouvons aussi remplacer le système actuel par un qui correspond plus à nos attentes et à nos espérances : « l'union fait la force. Â» [Alexandre Berkman, What is Anarchism? (Qu'est-ce que l'anarchisme ?), p. 74].

La solidarité est ainsi le moyen par lequel nous pouvons obtenir et garder notre liberté. Nous nous mettons d'accord pour travailler ensemble pour ne pas à avoir à travailler pour un autre. En acceptant de partager, nous diversifions nos options, et ainsi nous pouvons plus en profiter. L'entraide est mon intérêt personnel, c'est-à-dire que je vois l'avantage que j'ai en parvenant à des accords avec d'autres, accords basés sur le respect mutuel et l'égalité sociale ; si je domine quelqu'un, cela veut dire que les conditions autorisent la domination, et ainsi je serais probablement dominé à mon tour.

Comme Max Stirner l'avait vu, la solidarité est le moyen de s'assurer que notre liberté est renforcée et qu'elle est défendue de ceux qui ont le pouvoir et veulent nous dominer : « Vous ne valez rien alors ? Â», demande-t-il. « ÃŠtes-vous tenu de laisser n'importe qui faire ce qu'il veut de vous ? Défendez-vous et personne ne vous touchera. Si des millions de gens sont derrière vous, vous supportent, alors vous avez une force formidable et vous vaincrez sans difficulté. Â» [Max Stirner, cité par Luigi Galleani dans The End of Anarchism? (La fin de l'anarchisme), p. 79, traduction différente dans The Ego and Its Own, p. 197].

Par conséquent la solidarité est fondamentale pour les anarchistes car c'est le moyen grâce auquel la liberté peut être créée et défendue des menaces du pouvoir. La solidarité est une force et un produit de notre nature en tant qu'êtres humains. Cependant, la solidarité ne doit pas être confondue avec le fait de se transformer en « mouton de Panurge Â», qui est le fait de suivre passivement un leader. Pour être efficace, la solidarité doit être créée par des personnes libres, qui coopèrent en égaux. Le « grand NOUS Â» n'est pas la solidarité, bien que le désir de devenir un « mouton de Panurge Â» est le produit de notre besoin de solidarité et d'union. C'est en fait une « solidarité Â» corrompue par la société hiérarchique, au sein de laquelle les gens sont conditionnés pour obéir aveuglément aux leaders.

A.2.7 Pourquoi les anarchistes plaident-ils pour l'émancipation individuelle ?

La liberté, de par sa nature, ne peut être donnée. Un individu ne peut être libéré par un autre, mais doit rompre ses chaînes grâce à sa propre action. Bien sûr, l'effort individuel peut faire partie d'une action collective, et doit l'être dans de nombreux cas pour arriver à ses fins. Comme le montre Emma Goldman :

« L'Histoire nous montre que chaque classe [ou groupe ou individu] opprimée obtient la vraie libération de ses maîtres grâce à ses propres efforts. Â» [Emma Goldman, Red Emma Speaks (Emma la rouge parle), p. 167].

Cela est dû au fait que les anarchistes reconnaissent que les systèmes hiérarchiques, comme toutes les autres formes de liens sociaux, modèlent ceux qui y sont soumis. Comme Murray Bookchin le disait : « les sociétés de classe organisent nos structures psychiques au commandement et à l'obéissance. Â» Cela veut dire que les gens intériorisent ces valeurs de sociétés hiérarchiques et de classe et, « l'État n'est pas simplement une constellation d'institutions bureaucratiques et coercitives. C'est aussi un état d'esprit, une mentalité inculquée pour ordonner la réalité. [...] Ses capacités de direction par la force brute ont toujours été limitées. [...] Sans un haut degré de coopération entre les classes les plus persécutées de la société comme les esclaves et les serfs, son autorité ne disparaîtra pas. La crainte et l'apathie face au pouvoir de l'État sont produites par le conditionnement social qui rend ce pouvoir possible. Â» [Murray Bookchin, The Ecology and Freedom (L'écologie et la liberté), p. 159 et pp. 164-165]. L'auto-libération est le moyen par lequel nous pouvons briser à la fois nos chaînes internes et externes, c'est-à-dire en nous libérant mentalement et physiquement.

Les anarchistes se disputent depuis longtemps sur le fait que les gens ne peuvent se libérer qu'eux-mêmes. Les anarchistes suggèrent des méthodes diverses et variées pour aider ce processus de libération qui sont exposées dans la section J (Que font les anarchistes ?) et ne seront donc pas développées ici. Toutefois, toutes ces méthodes impliquent une organisation et concertation des individus entre eux, l'établissement de leurs propres programmes de lutte et des moyens d'action qui renforcent leurs pouvoirs et éliminent leur dépendance vis-à-vis des leaders. L'anarchisme repose sur le peuple qui « agit par lui-même Â» (en utilisant ce que les anarchistes appellent l'action directe, voir la section J.2 pour plus de détails).

L'action directe, pour ceux qui la pratiquent, a un pouvoir libérateur et dynamisant. L'auto-activité est le moyen grâce auquel ceux soumis à l'autorité peuvent développer leur créativité, leur initiative, leur imagination et leur sens critique. C'est le moyen de changer la société. Comme le montre Errico Malatesta :

« Il y a une action réciproque entre l'homme et son environnement social. Les hommes font de la société ce qu'elle est et la société fait des hommes ce qu'ils sont, et le résultat est une sorte de cercle vicieux. Pour transformer la société, les hommes doivent changer, et pour transformer les hommes, la société doit changer [...] Heureusement, la société actuelle n'a pas été créée par le désir inspiré d'une classe dirigeante qui a réussi à réduire tous ses sujets à l'état d'instruments inconscients et passifs. Elle est plutôt le résultat de plusieurs milliers de luttes fratricides et d'un millier de facteurs humains et naturels [...]
« D'où la possibilité de progrès [...] Nous devons profiter de tous les moyens, de toutes les possibilités et de toutes les occasions que notre environnement actuel nous donne pour agir sur nos camarades et développer leur conscience et leurs exigences [...] pour revendiquer et imposer ces transformations sociales majeures qui sont réalisables et qui servent efficacement à ouvrir la voie à de nouvelles avancées [...] Nous devons chercher à rassembler tout le peuple [...] pour soumettre des exigences et pour qu'il s'impose et reçoive tous les progrès et libertés qu'il désire quand il les désire, et le pouvoir de les réclamer [...] nous devons pousser le peuple à toujours vouloir plus et à renforcer sa pression [sur les classes dirigeantes], jusqu'à ce qu'il obtienne son entière émancipation. Â» [Errico Malatesta, His Life and Idea (Sa vie et ses idées), pp. 188-189].

La société, en façonnant tous les individus qui la composent, est, par la même occasion, créée par eux à travers leurs actions, leurs pensées et leurs idéaux. Défier les institutions qui limitent notre liberté est mentalement libérateur puisque cela correspond à déclencher le processus de critique des relations autoritaires en général. Ce processus nous donne un aperçu du fonctionnement de la société, de l'évolution de nos idées et de la création de nouveaux idéaux. Pour citer Emma Goldman encore une fois : « La vraie émancipation commence [...] dans l'âme des femmes. Â» Et aussi dans celle des hommes, devrions-nous ajouter. C'est seulement ici que nous pouvons « commencer [notre] régénération intérieure, diminuant le poids des préjugés, des traditions et des coutumes. Â» [Emma Goldman, Op. Cit., p. 168]. Mais ce processus doit être auto-dirigé pour que, comme le note Max Stirner, « l'homme qui est libéré ne soit rien d'autre qu'un homme libre [...] un chien traînant un morceau de sa chaîne avec lui. Â» [Max Stirner, The Ego and Its Own, p. 168]. En changeant le monde, même très superficiellement, nous nous changeons nous-mêmes.

Lors d'un entretien pendant la Révolution espagnole, le militant espagnol anarchiste Buenaventura Durruti dit : « Nous avons un monde nouveau dans nos coeurs. Â» Seule l'auto-activité et l'auto-libération nous permettent de créer une telle vision et nous donnent la confiance pour essayer de l'actualiser au sein du monde le monde réel.

Toutefois, les anarchistes ne pensent pas que l'auto-libération doive attendre la « révolution glorieuse Â» pour être proclamée. Comment nous agissons ici et maintenant influencera la futur de notre société et de nos vies. Ainsi, même dans les sociétés pré-anarchistes, comme la nôtre actuellement, les anarchistes essayent de créer, comme le dit Bakounine, « non seulement les idées mais aussi les faits du futur lui-même. Â» Nous pouvons le faire en créant des relations sociales et des organisations alternatives, en agissant en hommes et femmes libres dans une société non-libre. De plus, ce processus d'auto-libération continue tout le temps :

« Les inférieurs de tous types exercent leur capacité d'une réflexion personnelle critique tous les jours — c'est pourquoi les maîtres sont déçus, frustrés et parfois renversés. Mais à moins que les maîtres ne soient renversés, à moins que les inférieurs ne s'impliquent dans l'activisme politique, aucune quantité de réflexion critique ne mettra fin à leur assujettissement et ne leur apportera la liberté. Â» [Carole Pateman, The Sexual Contract (Le contrat social), p. 205]

Les anarchistes ont pour but d'encourager ces tendances de la vie de tous les jours de rejeter, de résister et de contrecarrer l'autorité et de les amener à leur conclusion logique : une société d'individus libres, coopérant en égaux en associations libres et autogérées. Sans ce processus de réflexion personnelle critique, de résistance et d'auto-libération, une société libre est impossible. Par conséquent, l'anarchisme vient, pour les anarchistes, de la résistance naturelle des peuples soumis à s'efforcer d'agir en individus libres au sein d'un monde hiérarchique. Ce processus de résistance est appelé « lutte des classes Â» par beaucoup d'anarchistes (puisque c'est souvent la classe ouvrière qui est la plus soumise dans la société) ou, plus généralement, « lutte sociale. Â» C'est la résistance ordinaire à l'autorité (sous toutes ses formes) et le désir de liberté qui sont les clefs de la révolution anarchiste. C'est pour ces raisons que « les anarchistes insistent constamment que la guerre des classes est le seul moyen pour les ouvriers [et les autres groupes opprimés] d'obtenir le contrôle de leur destin. Â» [Marie Louise Berneri, Neither East Nor West (Ni à l'Est ni à l'Ouest), p. 32].

La révolution espagnole est un processus, pas un événement, et chaque « action révolutionnaire spontanée Â» est habituellement le fruit d'un long et patient travail d'organisation et d'éducation par des individus « utopistes. Â» Le processus de « créer un monde nouveau dans la coquille de l'ancien Â» (pour reprendre une expression de l'IWW), en construisant des institutions et des relations alternatives nouvelles, est la composante d'une longue tradition de militantisme et d'engagement révolutionnaire.

Comme Malatesta l'expliquait : « encourager les organisations populaires de tous types est la conséquence logique de nos idées de base, et devrait par conséquent être une part intégrale de notre programme [...] les anarchistes ne veulent pas émanciper les peuples ; nous voulons que les peuples s'émancipent eux-mêmes [...], nous voulons qu'une nouvelle façon de vivre émerge du corps du peuple et corresponde à l'état de leur développement et avance comme ils avancent. Â» [Op. Cit., p. 90.]

À moins qu'un processus d'auto-émancipation ait lieu, une société libre est impossible. Il n'y a que quand les individus sont eux-mêmes libres, autant matériellement (en abolissant l'État et le capitalisme) qu'intellectuellement (en se libérant eux-mêmes des attitudes de soumission envers l'autorité), qu'une société libre est possible. Nous ne devons pas oublier que le capitalisme et le pouvoir d'État, dans une large mesure, ont un pouvoir sur les esprits de celles et ceux qui y sont soumis (renforcé, bien sûr, par la force physique si la domination faiblit ou que le peuple commence à se rebeller et à résister). Dans les faits, cela se présente comme le pouvoir spirituel des idées de la classe au pouvoir qui domine la société et imprègne les esprits des opprimés. Aussi longtemps que cela dure, les travailleuses et travailleurs se plieront à l'autorité, à l'oppression et à l'exploitation comme étant des conditions normales de vie. Les esprits soumis aux doctrines et aux positions de leurs maîtres ne peuvent espérer se libérer, se révolter et se battre. Ainsi, les opprimés doivent d'abord surpasser la domination mentale du système existant avant de mettre fin au joug (et, disent les anarchistes, l'action directe est le moyen de réaliser ces deux étapes, voir les sections J.2 et J.4). Le capitalisme et l'étatisme doivent être écrasés mentalement et théoriquement avant d'être écrasés matériellement (beaucoup d'anarchistes appellent cette libération mentale « conscience de classe Â», voir la Section B.7.3). Et l'auto-libération grâce à la lutte contre l'oppression est le seul moyen d'y parvenir. Les anarchistes encouragent donc (pour reprendre le terme de Kropotkine) « l'esprit de révolte. Â»

L'auto-libération est le produit de la lutte, de l'auto-organisation, de la solidarité et de l'action directe. Celle-ci est le moyen de créer des anarchistes, des femmes et hommes libres, et ainsi « les anarchistes ont toujours conseillé de prendre part à ces organisations de travailleurs qui stimule l'action directe de Prolétariat contre le Capital et son protecteur, l'État. Â» C'est parce qu'« une telle lutte [...], bien mieux qu'un moyen indirect, permet aux travailleurs [et aux travailleuses] d'obtenir des améliorations temporaires dans leurs conditions de travail quotidiennes, tandis qu'elle leur ouvre les yeux sur le mal qui est fait par le Capitalisme et l'État qui le soutient, et réveille leur conscience à propos des possibilités d'organiser la consommation, la production et l'échange sans l'intervention du capitalisme et de l'État Â», c'est-à-dire de voir la possibilité d'une société libre. Kropotkine, comme beaucoup d'anarchistes, indiquait le syndicalisme et les mouvements syndicalistes comme le moyen de développer les idées libertaires au sein de la société existante (bien qu'il ne limitait pas, comme la plupart des anarchistes, l'activité anarchiste au seul syndicalisme). En réalité, chaque mouvement qui « permet aux travailleurs [et aux travailleuses] de de mettre en pratique leur solidarité et de faire vivre la communauté de leurs intérêts [...] et prépare le terrain pour ces conceptions Â» de l'anarcho-communisme, c'est-à-dire de détruire la domination spirituelle de la société existante dans les esprits des opprimés. [Pierre Kropotkine, Evolution and Environnement (L'évolution et l'environnement), p. 83 et 85].

Pour les anarchistes, d'après les mots d'un militant anarchiste écossais, « l'histoire de progrès humain est vu comme l'histoire de la révolte et de la désobéissance, avec l'individu appauvri par la subversion à l'autorité sous toutes ses formes et capable de garder sa dignité seulement dans la révolte et la désobéissance. Â» [Robert Lynn, Not a Life Story, Just a Leaf from It (Pas l'histoire d'une vie, juste une de ses pages), p. 77]. C'est pourquoi les anarchistes mettent l'accent sur l'auto-libération ( et l'auto-organisation, l'autogestion et l'auto-activité). Ce n'est par conséquent guère étonnant que Bakounine considérait la révolte comme un des « Trois éléments ou, si vous voulez, trois principes fondamentaux [qui] constituent les conditions essentielles de tout développement humain, tant collectif qu'individuel dans l'histoire : 1° l'animalité humaine ; 2° la pensée ; et 3° la révolte. Â» [Michel Bakounine, Dieu et l'État, p. 12]. Tout simplement parce que les individus ou les groupes ne peuvent être libérés par d'autres, que par eux-mêmes. Une telle révolte (auto-libération) est le seul moyen grâce auquel la société existante puisse devenir aussi libertaire et anarchiste que possible.

A.2.8 Est-il possible d'être un anarchiste sans s'opposer à la hiérarchie ?

Non. Nous avons vu que les anarchistes abhorrent l'autoritarisme. Mais si on est anti-autoritaire, on doit être opposé à toutes les institutions hiérarchiques, puisqu'elles incarnent le principe de l'autorité. Ainsi, comme le montre Emma Goldman, « ce ne sont pas seulement les gouvernements, au sens de l'État, qui détruisent la valeur et la qualité de chaque individu. C'est l'ensemble complexe de l'autorité et de la domination institutionnelle qui étrangle la vie. Ce sont les superstitions, les mythes, les faux-semblants, les esquives et les soumissions qui soutiennent l'autorité et la domination institutionnelle. Â» [Emma Goldman, Red Emma Speaks (Emma la Rouge parle), p. 435]. Cela signifie qu'« il y a et il y aura toujours un besoin de découvrir et de vaincre les structures de la hiérarchie, de l'autorité et de la domination, et des contraintes de la vie : l'esclavage, l'esclavage salarial [c'est-à-dire le capitalisme], le racisme, le sexisme, l'éducation autoritaire, etc. Â» [Noam Chomsky, Language and Politics (Langues et Politique), p. 364].

Par conséquent, l'anarchiste cohérent doit s'opposer aux relations hiérarchiques autant qu'à l'État. Être anarchiste signifie s'opposer à la hiérarchie, économiquement, socialement ou politiquement parlant. L'argument (si tant est qu'il soit nécessaire) est le suivant :

« Toutes les institutions autoritaires sont organisées de façon pyramidale : l'État, les entreprises publiques ou privées, l'armée, la police, l'Église, l'université, l'hôpital : ce sont toutes des structures pyramidales avec un petit groupe de preneurs de décisions au sommet et une large base d'individus soumis aux décisions sommitales. L'anarchisme ne réclame le changement d'étiquette des couches, il ne veut pas de personnes différentes au sommet, il veut que nous l'abattions à partir de la base. Â» [Colin Ward, Anarchy in Action (L'Anarchie en action), p. 22].

Les hiérarchies « partagent une caractéristique commune : ce sont des systèmes organisés de commandement et d'obéissance Â» et les anarchistes cherchent alors à « Ã©liminer la hiérarchie en soi, et non pas simplement remplacer une forme de hiérarchie par une autre. Â» [Murray Bookchin, The Ecology of Freedom (L'écologie de la liberté), p. 27]. Une hiérarchie est une organisation pyramidale composée d'une série de grades, de rangs ou de fonctions croissant en pouvoir, en prestige et (habituellement) en rémunération. Les spécialistes qui ont étudié les formes de hiérarchie ont découvert que les deux principes de base qu'elles incarnent sont la domination et l'exploitation. Par exemple, dans son article classique "What Do Bosses Do?" (Que font les chefs ?, Review of Radical Political Economy, Vol. 6, n° 2), une étude de l'usine moderne, Steven Marglin a découvert que la fonction principale d'une hiérarchie d'entreprise n'est pas une productivité meilleure (comme le clament les capitalistes), mais un pouvoir accru sur les ouvriers, le but d'un tel contrôle étant une meilleure exploitation.

Dans une hiérarchie, le contrôle est maintenu grâce à la coercition, c'est-à-dire par la menace d'une sanction de n'importe quel type : physique, économique, psychologique, sociale, etc. Un tel contrôle, qui inclut la répression des dissidents et la révolte, nécessite alors une centralisation : un ensemble de relations exercées pour obtenir le meilleur contrôle par la minorité au sommet (en particulier la tête de l'organisation), tandis que celles et ceux au milieu ont nettement moins de pouvoir et que celles et ceux à la base n'en ont virtuellement aucun.

Puisque la domination, la coercition et la centralisation sont des caractéristiques essentielles de l'autoritarisme, et puisque ces caractéristiques sont incarnées par la hiérarchie, toutes les institutions hiérarchiques sont autoritaires. De plus, toute organisation marquée par la hiérarchie, le centralisme et l'autoritarisme, est à l'image de l'État, ou étatique. Et comme les anarchistes s'opposent et à l'État et aux relations autoritaires, une personne qui ne cherche pas à démanteler toutes les formes de hiérarchie ne peut être appelée anarchiste. Cela s'applique aussi aux entreprises capitalistes. Comme le montre Noam Chomsky, la structure d'une entreprise capitaliste est extrêmement hiérarchique, en fait fasciste, par nature :

« un système fasciste [...] [est] absolutiste - le pouvoir va de haut en bas [...] l'État idéal est un contrôle de haut en bas avec le peuple suivant par essence les ordres.
« Prenons par exemple une entreprise [...] Si vous regardez à quoi elles ressemblent, le pouvoir va strictement de haut en bas, du bureau des dirigeants vers les responsables puis vers les responsables de plus bas niveau jusqu'aux gens au bas de l'échelle qui tapent les messages, et ce genre de choses. Les gens peuvent perturber le fonctionnement et faire des suggestions, mais la même chose est vraie dans le cas d'un esclavage. La structure du pouvoir est linéaire, de haut en bas. Â» [Noam Chomsky, Keeping the Rabble in Line (Garder la foule en ligne), p. 237].

David Nelson montre bien ces similarités entre l'entreprise et l'État quand il écrit :

« La plupart des usines sont comme des dictatures militaires. Ceux à la base sont les soldats, les superviseurs les sergents, et ainsi de suite suivant la hiérarchie. L'organisation peut décider de tout, de notre habillement et notre coiffure à comment nous vivons, dans une large mesure, au travail. Elle peut contraindre à faire des heures supplémentaires ; elle peut nous contraindre à consulter un médecin du travail si nous avons un problème médical ; elle peut nous empêcher de s'engager dans une activité politique pendant notre temps libre ; elle peut supprimer la liberté d'expression, de la presse et d'association — elle peut utiliser les cartes d'identités ou armer des agents de sécurité, avec un circuit de vidéo-caméras pour nous surveiller ; elle peut punir les insoumis par des "licenciements disciplinaires" (comme les appellent les DRH), ou elle peut nous licencier. Nous sommes forcé(e)s, par les circonstances, d'accepter la plupart de ces choses ou de rejoindre les millions de chômeurs [...] Dans presque chaque travail, nous avons seulement le "droit" de partir. Les décisions majeures sont faites au sommet et on attend de nous d'y obéir, que nous travaillions dans une tour d'ivoire ou au fond d'un puits de mine. Â» [David Nelson, For Democracy Where We Work: A rationale for social self-management (Pour la démocratie sur les lieux de travail : Des justifications pour l'autogestion sociale), Reinventing Anarchy, Again, Howard J. Ehrlich (ed.), pp. 193-194].

Ainsi un anarchiste cohérent doit s'opposer à la hiérarchie sous toutes ses formes, notamment l'entreprise capitaliste. Ne pas le faire revient à soutenir l'archie (le pouvoir) — ce que, par définition, un anarchiste ne peut pas faire. En d'autres mots, pour les anarchistes, « les promesses d'obéir, les contrats d'esclavage (salarial), les accords qui requièrent l'acceptation d'un statut subordonné, sont tous illégitimes parce qu'ils restreignent l'autonomie individuelle. Â» [Robert Graham, The Anarchist Contract, Reinventing Anarchy, Again, Howard J. Ehrlich (ed.), p. 77]. Par conséquent, la hiérarchie est opposée aux principes de base qui orientent l'anarchisme. Elle dénie ce qui fait de nous des humains et « prive la personnalité de ses traits les plus constitutifs ; elle dénie la vraie notion que l'individu est compétent pour s'occuper non seulement de la gestion de sa vie personnelle mais aussi de son contexte le plus important : le social. Â» [Murray Bookchin, Op. Cit., p. 202].

Certains contestent en disant que tant qu'une association est volontaire, qu'elle ait ou non une structure hiérarchique est hors de propos. Les anarchistes réfutent. Pour deux raisons. Premièrement, avec le capitalisme, les ouvriers/ères sont contraint(e)s par des nécessités économiques de vendre leur travail (et par conséquent leur liberté) à ceux qui possèdent les moyens de vie. Ce processus renforce les conditions économiques auxquelles les ouvriers/ères font face en créant « des disparités massives en fortune [...] quand les ouvriers [...] vendent leur travail aux capitalistes à un prix qui ne reflète pas sa vraie valeur. Â» Par conséquent :

« Décrire les différentes parties d'un contrat d'embauche, par exemple, comme étant libres et égales pour chacun revient à ignorer les inégalités flagrantes du pouvoir de négociations qui existent entre l'ouvrier et son employeur. Pour poursuivre, la description des relations de subordination et d'exploitation qui en résultent naturellement comme prototype de la liberté revient à se moquer à la fois de la liberté individuelle et de la justice sociale. Â» [Robert Graham, Op. Cit., p. 70].

C'est pour cette raison que les anarchistes soutiennent l'action et l'organisation collectives : elles améliorent le pouvoir de négociations des ouvriers/ères et leur permet d'affirmer leur autonomie (voir la section J).

Deuxièmement, si nous considérons l'élément clé de la soi-disant association volontaire, nous devons considérer le système étatique actuel comme « anarchiste. Â» Dans une démocratie moderne, personne ne force un individu à vivre dans un État spécifique. Nous sommes libres de partir et d'aller autre part. En ignorant la nature hiérarchique d'une association, vous pouvez arrêter de soutenir les organisations basées sur le déni de liberté (comme les entreprises compagnies, les forces armées, et même l'État) parce qu'elles sont « volontaires. Â» Comme le dit Bob Black, « diaboliser l'autoritarisme d'État tout en continuant d'ignorer les arrangements de servilité instaurés grâce aux contrats tout-puissants dans les grands entreprises qui contrôlent l'économie mondiale est du fétichisme dans ce qu'il a de pire. Â» [Bob Black, The Libertarian as Conservative, The Abolition of Work and other essays (Les libertariens comme conservateurs, L'abolition du travail et autres essais), p. 142]. L'anarchie représente plus que d'être libre de choisir son maître.

Par conséquent, l'opposition à la hiérarchie est une position clé de l'anarchisme, sinon vous êtes seulement un « anarchiste volontaire Â» — ce qui est peu anarchiste. Pour de plus amples précisions, voir la section A.2.14.

Les anarchistes expliquent les organisations n'ont pas besoin d'être hiérarchiques, elles peuvent être basées sur la coopération entre individus égaux qui gèrent leurs affaires directement. Ainsi nous pouvons nous passer de structure hiérarchique. Il n'y a que quand une association est autogérée par ses membres qu'elle peut être considérée comme réellement anarchiste.

Nous vous prions de nous excuser d'insister lourdement sur ce point, mais quelques apologues du capitalisme, qui voudraient apparemment s'approprier le nom d'« anarchistes Â» à cause de son association avec le concept de liberté, ont récemment revendiqué qu'on pouvait être à la fois capitaliste et anarchiste (le soi-disant "anarcho"-capitalisme). Il doit maintenant être clair que puisque le capitalisme est basé sur la hiérarchie (pour ne pas mentionner l'exploitation), l'"anarcho"-capitalisme est une oxymore (pour approfondir le sujet, voir la section F.

A.2.9 Quelle sorte de société les anarchistes veulent-ils ?

Les anarchistes veulent une société décentralisée, basée sur la libre association. Nous considérons que cette forme de société est la plus à même de maximiser les valeurs que nous avons soulignées auparavant — la liberté, l'égalité et la solidarité. Il n'y a que grâce à une décentralisation rationnelle du pouvoir, autant structurellement que territorialement, que la liberté individuelle peut être nourrie et encouragée. La délégation du pouvoir dans les mains d'une minorité est un déni flagrant de la liberté individuelle et de la dignité. Plutôt que d'éloigner la gestion de leurs affaires loin du peuple et de la confier à d'autres, les anarchistes sont en faveur d'organisations qui minimisent l'autorité, en gardant le pouvoir à la base, dans les mains de celles et ceux qui sont affecté(e)s par chaque décision prise.

La libre association est la pierre angulaire de la société anarchiste. Les individus doivent être libre de se réunir comme ils le veulent car c'est la base de la liberté et de la dignité humaine. Cependant, chaque accord libre doit être basé sur la décentralisation du pouvoir, sinon il ne serait qu'un faux-semblant (comme dans le capitalisme), car seule l'égalité peut donner le contexte sociale nécessaire à la liberté de développement et de croissance. Ainsi les anarchistes soutiennent les collectifs de démocratie directe qui sont basés sur le principe d'« une personne, un vote Â» (pour les justifications de la démocratie directe en tant que contrepartie du libre accord, voir la section A.2.11).

Nous nous devons d'indiquer ici qu'une société anarchiste n'est pas une sorte d'état idyllique d'harmonie où tout le monde est d'accord sur tout. La réalité est bien éloignée. Comme Luigi Galleani le montre : « les désaccords et les frictions existeront toujours. En fait ils sont une condition essentielle d'un progrès sans limite. Mais une fois l'instinct animalier primaire de compétition — la lutte pour la nourriture — éliminé, les problèmes de désaccord pour être résolus sans la moindre menace à l'ordre social et la liberté individuelle. Â» [Luigi Galleani, The End of Anarchism? (La fin de l'anarchisme ?), p. 28].

L'anarchisme a pour but de « réveiller l'esprit d'initiative des individus et des groupes, ceux qui arriveront à créer dans leurs rapports mutuels une action et une vie basées sur ces principes, ceux qui comprendront que la variété, le conflit même, sont la vie, et que l'uniformité c'est la mort, travailleront non pour les siècles à venir, mais bel et bien pour la prochaine révolution. Â» [Piotr Kropotkine, L'Anarchie, sa philosophie, son idéal].

Ainsi, une société anarchiste devra être basée sur des conflits coopératifs, car un « conflit, en soi, n'est pas dangereux [...], les désaccords existent [et ne doivent pas être cachés] [...]. Ce qui fait que les désaccords deviennent destructifs n'est pas le conflit en lui-même mais l'ajout de la compétition. Â» En fait, « une exigence d'accords signifie que les gens seront en réalité empêché(e)s de faire partager leur sagesse à l'effort de groupe. Â» [Alfie Kohn, No Contest: The Case Against Competition (L'absence de contestation : le cas contre la compétition), p. 156]. C'est pour cela que la plupart des anarchistes rejettent les consensus pris dans de grandes assemblées (voir pour cela la section A.2.12).

Dans une société anarchiste, les associations seraient dirigées par des assemblées de masse où chacun est impliqué, et basées sur des discussions et des débat approfondis, ainsi que sur des "conflits" coopératifs entre individus égaux. Les tâches purement administratives seraient confiées à des comités élus. Ces comités seraient composés de délégué(e)s avec un mandat temporaire et révocable qui accompliraient leurs tâches sous la vigilance de l'assemblée qui les aura élu(e)s. Ainsi, dans une société anarchiste « nous nous occuperons de nos affaires nous-mêmes et déciderons quoi faire à leur sujet. Et, lorsqu'il sera nécessaire pour mettre en pratique nos idées de confier la charge d'un projet à quelqu'un, nous lui dirons d'agir de telle ou telle façon [...], rien ne pourra être fait sans notre décision. Alors nos délégués, au lieu d'être des individus auxquel(le)s nous aurions donné le droit de nous gouverner, seront des individus [...] sans autorité, seulement le devoir de mener à bien ce que tous/tes ceux/celles impliqué(e)s désirent. Â» [Errico Malatesta, Fra Contadini (Entre paysans), p. 34. Lire en ligne cette oeuvre ]. Si les délégué(e)s agissent à l'encontre de leur mandat ou tentent d'étendre leur influence ou travaillent en opposition à ce qui a déjà été décidé par l'assemblée (c'est-à-dire s'ils/elles commencent à prendre des décisions politiques), ils/elles peuvent être rappelé(e)s sur le champ et les décisions qu'ils/elles ont prises abolies. De cette façon, l'organisation reste dans les mains de l'union des individus qui l'a créée.

Cette autogestion et le pouvoir de rappeler les délégué(e)s sont les éléments fondamentaux de toute organisation anarchiste. La différence essentielle entre un système étatique ou hiérarchique et une communauté anarchiste est qui détient le pouvoir. Par exemple, dans un système parlementaire, le peuple confie le pouvoir à une groupe de représentant(e)s pour qu'ils/elles prennent les décisions à leur place pendant une période donnée. Le fait qu'ils/elles tiennent ou non leurs promesses est hors-de-propos car le peuple ne peut les rappeler avant les élections suivantes. Le pouvoir est entre les mains de ceux d'en haut et le peuple doit se contenter d'obéir. De la même façon, dans une entreprise capitaliste, le pouvoir est détenu par une minorité de patrons et de gestionnaires et les ouvriers doivent obéir.

Dans une société anarchiste, ces relations seraient inversées. Personne, individu ou groupe, élu ou non, ne détiendrait le pouvoir dans une communauté anarchiste. À la place, les décisions seraient prises par les principes de démocratie directe et, quand cela serait nécessaire, la communauté pourrait élire ou nommer des délégué(e)s pour mettre en place ces décisions. Il y aurait une distinction très nette entre la prise de décision (qui est faite par tous/tes ceux/celles qui sont affecté(e)s) et la coordination et l'administration des décisions adoptées (qui sont réalisées par les délégué(e)s).

Ces communautés égalitaires, fondées sur le libre accord, s'associeraient elles-aussi librement en confédérations. Une confédération de ce type fonctionnerait de bas en haut, les décisions suivant le même chemin vers les assemblées en-haut. Les confédérations fonctionneraient comme les collectifs. Il y aurait des conférences régulières au niveau régional, "national" et international où tous les problèmes importants qui pourraient affecter les collectifs qui y seraient impliqués seraient débattus. De plus, et c'est fondamental, les principes et idées qui guident la société y seraient débattus et les décisions politiques prises, mises en pratique, revues et coordonnées. Les délégué(e)s se contenteraient « d'exercer leur mandat pendant les réunions et d'essayer d'harmoniser leurs besoins et désirs divers et variés. Les délibérations devraient toujours être sous le contrôle et l'accord de ceux/celles qui les ont délégué(e)s Â» et par conséquent « il n'y aurait pas de danger que l'intérêt du peuple soit oublié. Â» [Errico Malatesta, Op. Cit., p. 36.]

Si nécessaire, des comités d'action seraient créés, pour coordonner et administrer les décisions des assemblées et de leur congrès, sous le strict contrôle mentionné plus haut. Les délégué(e)s de ces comités auraient une tenure et, comme les délégué(e)s aux congrès, auraient un mandat limité — ils/elles ne sont pas capable de prendre les décisions à la place du peuple qui les a élu(e)s. De plus, comme leurs confrères et consoeurs mandaté(e)s aux conférences et congrès, ils/elles pourraient être rappelé(e)s par les assemblées et les congrès qui les a élu(e)s. De cette façon, chaque comité nécessaire pour coordonner des activités communes serait, pour citer Errico Malatesta, « toujours sous le contrôle direct de la population Â» et exprimerait « les décisions prises lors des assemblées populaires. Â» [Errico Malatesta, Sa vie et ses idées, p. 129 et 175].

Plus important encore, les communautés peuvent révoquer toute décision prise lors des conférences et se retirer de n'importe quelle confédération. Chaque compromis pris par un(e) délégué(e) lors de négociations doit retourner à une assemblée générale pour qu'elle soit ratifiée. Sans cette ratification, tout compromis adopté par un(e) délégué(e) n'entraîne aucun engagement de la part de la communauté qui l'a délégué(e). Elles peuvent demander l'organisation de conférences pour discuter de nouveaux développements et pour informer les comités d'action des souhaits de changement et pour leur indiquer quoi faire à propos de n'importe quel développement ou idée.

En d'autres termes, au sein d'une société ou d'une organisation anarchiste, chaque délégué n'est pas un représentant,(comme ils le sont dans un gouvernement démocratique). Pierre Kropotkine fait bien la différence :

« La question de la vraie délégation contre la représentation peut être mieux appréhendée si on imagine une ou deux centaines d'hommes [et de femmes], qui se voient tous les jours au travail et qui partagent des intérêts communs [...] et qui ont discuté chaque aspect de la question qui les occupe et ont pris une décision. Ils choisissent ensuite quelqu'un et l'envoient pour parvenir à un accord avec les autres délégués du même genre [...]. Le [ou la] délégué[e] n'est pas autorisé[e] de faire plus qu'expliquer aux autres délégués les facteurs qui ont conduit ses collègues à cette conclusion. En étant incapable d'imposer quoi que ce soit, il [ou elle] cherchera à obtenir un arrangement et retournera avec une simple proposition que ses mandataires peuvent accepter ou refuser. C'est ce qui se passe quand des vraies délégations sont créées. Â» [Pierre Kropotkine, Paroles d'un révolté, p. 132].

À l'inverse d'un système représentatif, le pouvoir n'est pas délégué dans les mains d'une minorité. C'est plutôt que tout(e) délégué(e) est simplement le/la porte-parole d'une association qui l'a élu(e) (ou sinon sélectionné(e)) en premier lieu. Tous les délégué(e)s et tous les comités d'action seraient mandaté et soumis à la possibilité d'un rappel immédiat pour s'assurer qu'ils/elles expriment les désirs des assemblées plutôt que leurs propres souhaits. De cette façon, le gouvernement est remplacé par l'anarchie, un réseau d'associations libres et de communautés coopérant en égales, basé sur un système de délégué(e)s mandaté(e)s, de rappel immédiat, de libre accord et de libre fédération de bas en haut.

Il n'y a que ce système qui pourrait assurer l'émergence d'« une organisation nouvelle n'ayant d'autre base que les intérêts, les besoins et les attractions naturelles des populations, ni d'autre principe que la fédération libre des individus dans les communes, des communes dans les provinces, des provinces dans les nations, enfin de celles-ci dans les États-Unis de l'Europe d'abord et plus tard du monde entier. » [Michel Bakounine, ÂŒuvres, Tome I, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, I Le fédéralisme. À lire sur Wikisource ]. Ce réseau de communautés anarchistes fonctionnerait à trois niveaux différents. Il y aurait « des communes indépendantes pour l'organisation territoriale, et des fédérations de syndicats pour l'organisation des hommes [et des femmes] en accord avec leurs fonctions respectives [...] et des groupes et sociétés libres [...] pour la satisfaction de tous les besoins économiques, sanitaires et éducatifs possibles et imaginables ; pour la protection mutuelle, pour la diffusion des idées, pour les arts, pour le divertissement, et ainsi de suite. Â» [Pierre Kropotkine, Evolution and Environment, p. 79. A ressourcer]. Tout cela serait basé sur l'autogestion, sur la libre association, sur des organisations et des fédérations libres fonctionnant de bas en haut.

En s'organisant de cette façon, la hiérarchie est abolie sous tous ses aspects rencontrés dans la vie. Seule cette forme d'organisation peut remplacer le gouvernement (c'est-à-dire une minorité qui possède l'initiative et l'autonomisation) par l'anarchie (l'initiative et l'autonomisation pour tous). Cette forme d'organisation peut exister dans toutes les activités qui requièrent un travail en groupe et la coordination de beaucoup d'individus. Ce serait, d'après Michel Bakounine, le moyen « d'intégrer les individus dans des structures qu'ils [ou elles] puissent comprendre et contrôler. Â» [Michel Bakounine, cité par Cornelius Castoriadis, Le contenu du socialisme, p. 116. Voir des extraits de l'ouvrage et un article à propos des liens entre Castoriadis et l'anarchisme. ]. Les initiatives individuelles seraient gérées par les individus.

Comme on peut le voir, les anarchistes cherchent à créer une société qui repose sur des structures qui garantissent qu'aucun individu ou groupe ne peut exercer un quelconque pouvoir sur les autres. Le libre accord, la confédération et le pouvoir de rappeler les élus, les mandats limités sont les mécanismes par lequel le pouvoir est retiré des mains du gouvernement et placé dans celles de celles et ceux directement affecté(e)s par les décisions prises.

Pour une discussion plus complète sur ce à quoi ressemblerait une société anarchiste, voir la section I. Par conséquent l'anarchie n'est pas un but lointain, une utopie, mais plutôt l'aspect des luttes actuelles contre l'oppression et l'exploitation. Les fins et les moyens sont liés et l'action directe aboutit à des organisations avec une participation massive et prépare le peuple à gérer directement ses intérêts propres et communs, car les anarchistes, comme nous le verront dans la section I.2, voit la charpente d'une société libre comme étant basée sur les organisations créées par les opprimé(e)s dans leur lutte contre le capitalisme ici et maintenant. Dans ce sens, les luttes collectives créent aussi bien les organisations que les attitudes individuelles dont l'anarchisme a besoin pour fonctionner. La lutte contre l'oppression est l'école de l'anarchie. Elle nous apprend certes comment être des anarchistes mais aussi nous donne un aperçu de ce à quoi une société anarchiste ressemblerait, quelle serait son organisation initiale et surtout les expériences pour gérer nos activités pour qu'une telle société puisse fonctionner. Ainsi, nous, les anarchistes, essayons de créer le type de monde que nous voulons à travers nos luttes actuelles et ne pensons pas que nos idées soient seulement applicables « après la révolution. Â» En fait, en appliquant nos principes maintenant, nous accélérons l'établissement de l'anarchie.

A.2.10 Qu'est-ce que la suppression de la hiérarchie signifiera et amènera ?

La création d'une nouvelle société basée sur des organisations libertaires aura des effets incalculables sur la vie de tous les jours. L'autonomisation de millions d'individus transformera la société d'une façon que nous pouvons difficilement appréhender.

Cependant, beaucoup considèrent ces formes d'organisation irréalistes et condamnées à échouer. Les anarchistes répondent à ceux qui prétendent que des organisations confédérales et anti-autoritaires entraîneraient la confusion et la désunion, que les formes d'organisation étatiques, centralisées et hiérarchiques créent l'indifférence plutôt que l'implication, la cruauté plutôt que la solidarité, l'uniformité plutôt que l'unité, et privilégient les élites plutôt que de promouvoir l'égalité. Pire, de telles organisations détruisent les initiatives individuelles et écrasent les actions indépendantes et la pensée critique (pour approfondir la question de la hiérarchie, voir la section B.1).

La preuve que les sociétés libertaires fonctionnent de façon libre (et en promouvant la liberté) a été apportée par le mouvement anarchiste espagnol pendant la Révolution espagnole. Fenner Brockway, secrétaire du Parti Travailliste Indépendant Britannique, lors de sa visite à Barcelone en 1936, nota que :

« la grande solidarité qui existait entre les Anarchistes était due au fait que chaque individu comptait sur sa propre force et ne dépendait pas d'un quelconque leadership [...]. Les organisations doivent, pour être couronnées de succès, être combinées avec des individus libres penseurs ; pas une masse, mais des individus libres. Â» [Fenner Brockway, cité par Rudolf Rocker, Anarcho-syndicalism (L'anarcho-syndicalisme), p.67].

Comme nous l'avons déjà montré auparavant, les structures centralisées et hiérarchiques restreignent la liberté. Comme le notait Proudhon : « Le système centralisateur est très beau de grandeur, de simplicité et de développement ; il n'y manque qu'une chose, c'est que l'homme ne s'y appartient plus, ne s'y sent pas, n'y vit pas, n'y est rien. Â» [Pierre-Joseph Proudhon, Théorie de l'impôt, p. 234. À lire sur Google livres ].

Les effets de la hiérarchie peuvent être vus tout autour de nous. Elle ne fonctionne pas. La hiérarchie et l'autorité existent partout, au travail, chez soi, dans la rue. Comme le dit Bob Black : « Si vous passez le plus clair de votre temps à prendre des ordres ou à lécher des culs, si vous devenez habitué[e] à la hiérarchie, vous deviendrez passif/ve-agressif/ve, sado-masochiste, servile et ahuri[e], et vous aurez ce poids dans tous les aspects de la balance de votre vie. Â» [Bob Black, The Libertarian as Conservative, in The Abolition of Work and other essays, pp. 147-148].

Cela signifie que la fin de la hiérarchie entraînera une transformation massive de notre vie de tous les jours. Cela impliquera notamment la création d'organisations centrées sur l'individu où chacun pourra exercer, et ainsi développer, ses talents au plus au point. Les individus, en prenant les décisions qui les affecteront, au travail, dans leur communauté et dans la société, pourront assurer l'entier développement de leur capacités individuelles.

La libre participation de chacun dans la vie sociale entraînera rapidement la fin des inégalités et de l'injustice. À la place d'individus joignant difficilement les deux bouts et utilisés pour accroître les richesses et le pouvoir d'une minorité comme dans le capitalisme, la fin de la hiérarchie sera l'occasion, pour citer Kropotkine, « [Il est grand temps] que le travailleur proclame son droit à l'héritage commun et qu'il en prenne possession. Â» [Pierre Kropotkine, La conquête du pain, p. 30.] Prendre possession des moyens de vie (lieux de travail, logements, terres, etc.) assure « liberté et justice, car la liberté et la justice ne sont pas prescrites mais sont les résultats d'une indépendance économique. Elles viennent du fait que l'individu est capable de vivre sans dépendre d'un quelconque maître, et qu'il ou elle profite [...] des fruits de son labeur. Â» [Ricardo Flores Magon, Tierra y Libertad (Terre et Liberté), p. 62]. Par conséquent la liberté requiert l'abolition de la propriété privée capitaliste en faveur du droit d'usage (voir la section B.3 pour plus de détails). Par ironie, « l'abolition de la propriété privée libérera le peuple de l'absence de domicile et de non-possession. Â» [Max Baginski, Without Government, Anarchy! An Anthology of Emma's Goldma's Mother Earth, p. 11]. Ainsi l'anarchisme promet « les deux conditions nécessaires du bonheur : la liberté et la richesse. Â» Dans une société anarchiste, « l'Humanité vivra libre et confortablement. Â» [Benjamin Tucker, Why I am an Anarchist (Pourquoi je suis anarchiste), p. 135-136].

Seules l'autodétermination et le libre-accord à chaque niveau de la société peut développer la responsabilité, l'initiative, l'intellect et la solidarité entre individus et la société dans son ensemble. Seules les organisations anarchistes permettent au large éventail de talents qui existent dans l'humanité d'être atteints et utilisés, en enrichissant la société en enrichissant et en développant l'individu. Il faut que chacun soit impliqué dans le processus de réflexion, de planification, de coordination et d'implémentation des décisions qui nous affectent pour que la liberté puisse fleurir et que l'individualité puisse se développer totalement et soit protégée. L'anarchie libérera la créativité et le talent des masses réduites en esclavage par la hiérarchie.

L'anarchie sera aussi bénéfique pour ceux qui soit-disant profitent du système capitaliste et de l'autorité. Les anarchistes « soutiennent que les dirigeants et les dirigés sont spoliés par l'autorité ; les exploiteurs et les exploités sont spoliés par l'exploitation.» [Pierre Kropotkine, Act for Yourselves, p. 83]. Car « dans toute relation hiérarchique, le dominant autant que le dominé paie son dû. Le prix à payer pour avoir la "goire de commander" est en réalité très élevé. Chaque tyran craint les fonctions qu'il exerce. Il est relégué de traîner le poids mort du potentiel créatif latent des soumis tout au long de son excursion hiérarchique. Â» [For Ourselves, The Right to Be Greedy, Thesis 95].

A.2.11 Pourquoi la plupart des anarchistes sont-ils en faveur de la démocratie directe ?

Pour la plupart des anarchistes, la démocratie directe, par le biais du vote des décisions politiques au sein d'associations libres, est la contrepartie du libre-accord (ou autogestion). La raison en est que « beaucoup de formes de domination peuvent exister de manière "libre", non-coercitive ou contractuelle [...] et c'est être naïf [...] que penser la simple opposition au contrôle politique mènera par lui-même à la fin de l'oppression. Â»[John P. Clark, Max Stirner's Egoism, p. 93.]. Par conséquent les relations que nous créons au sein d'une organisation sont aussi importantes pour déterminer sa nature libertaire que sa nature volontaire (voir la section A.2.14 pour plus de précisions).

Il est évident que les individus doivent travailler ensemble afin de une vie humaine entière. Ainsi, « quand un individu doit se joindre à d'autres Â», il [ou elle] a trois options : « il [ou elle] doit se soumettre à la volonté d'autrui (devenir esclave) ou soumettre les autres à sa volonté (être l'autorité) ou vivre avec autrui dans un accord fraternel portant sur le bien commun de tous (être associé(e)s). Personne ne peut échapper à cette nécessité. Â» [Errico Malatesta, Sa vie et ses idées, p. 85.].

Bien évidemment, les anarchistes choisissent la dernière option, l'association, comme seul moyen qu'ont les individus pour travailler ensemble comme des êtres humains libres et égaux, en respectant l'unicité et la liberté de chacun. Il n'y a qu'à travers la démocratie directe que les individus peuvent s'exprimer, exercer leur pensée critique et l'auto-gouvernement, et ainsi développer pleinement leur aptitudes intellectuelles, éthiques et sociales. Pour cela, il vaut parfois mieux faire partie d'une minorité que d'être soumis continument à la volonté d'un chef. Quelle est-donc la théorie derrière la démocratie directe anarchiste ?

Comme le notait Bertrand Russell, les anarchistes « ne veulent pas abolir les gouvernements dans leur sens d'appareils de décisions collectives : ce qu'ils veulent abolir c'est le système grâce auquel une décision est imposée à ceux qui s'y opposent.» [Bertrand Russell, Roads to Freedom (Les routes de la Liberté), p. 85.] Les anarchistes voient l'autogestion comme le moyen d'atteindre cela. Une fois qu'un individu a rejoint une communauté ou un lieu de travail, il ou elle devient un(e) "citoyen(ne)" (par sa volonté d'un monde meilleur) de cette association. Celle-ci est organisée autour d'assemblées composées de tous/tes les membres ou, dans le cas de grands lieux de travail ou de grandes villes, de sous-groupes fonctionnels, comme des bureaux spécifiques ou des comités de quartiers. Dans ces assemblées, de concert avec les autres citoyen(ne)s, les teneurs des obligations politiques de chaque citoyen(ne) sont définies. Dans cette association, les gens doivent porter des jugements critiques et faire des choix, c'est-à-dire de gérer leur propre activité. Plutôt que de promettre d'obéir (comme dans les organisations hiérarchiques, comme l'État ou les entreprises capitalistes), les individus participent en prenant leurs propres décisions collectives, leurs propres engagements auprès de leurs camarades. Cela signifie que l'obligation politique n'a pas pour but de placer l'entité au-dessus du groupe ou de la société, comme l'État ou l'entreprise capitaliste, mais de différencier un(e) citoyen(ne) des autres citoyen(ne)s membres.

Bien que les individus instaurent collectivement les règles qui régissent leur association, et qu'ils y soient liés en tant que membres de cette association, ils sont supérieurs à ces règles car elles peuvent toujours être modifiées ou abrogées. Collectivement, les "citoyens" associés ensemble constituent une "autorité" politique, mais comme cette "autorité" est basée sur des relations horizontales entre elles/eux plutôt que des relations verticales entre elles/eux et une élite, l'"autorité" est non-hiérarchique ("rationnelle" ou "naturelle", voir section B.1 - Pourquoi les anarchistes sont opposés à l'autorité et à la hiérarchie ?. Ainsi, Proudhon explique :

« Ce que nous mettons à la place des lois, ce sont les contrats. — Point de lois votées ni à la majorité ni à l'unanimité ; chaque citoyen, chaque commune ou corporation fait la sienne. Â» [Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la Révolution au XIXe siècle, p. 283-284.]

Un tel système ne signifie pas, bien sûr, que tout le monde participe à chaque décision nécessaire, quelque soit sa trivialité. Comme toute décision peut être présentée devant l'assemblée (si l'assemblée le décide, peut-être incitée en cela par certain(e)s de ses membres), en pratique, certaines activités (et certaines décisions purement fonctionnelles) seraient prises en charge par une administration élue par l'assemblée. Car, pour reprendre un activiste anarchiste espagnol, « une telle collectivité ne peut pas rédiger une simple lettre ou additionner une suite de nombres ou faire des centaines de tâches qu'un individu seul peut faire.» D'où le besoin de « mettre en place une administration. Â» Cela suppose une association « organisée sans conseil directif ou sans aucun bureau hiérarchique [qui] se rencontre en assemblée générale une fois par semaine ou plus souvent, pour mettre en place tous les moyens nécessaires pour son progrès et pour nommer une commission aux fonctions purement administratives. Â» Toutefois, cette assemblée « dresse une ligne de conduite définitive pour cette commission ou lui confère un mandat impératif [et ainsi] serait parfaitement anarchiste. Il s'ensuit que déléguer ces tâches à des individus qualifiés, qui savent à l'avance comment procéder [...] ne signifie pas que la collectivité abandonne sa propre liberté. Â» [« A collectivity as such cannot write a letter or add up a list of figures or do hundreds of chores which only an individual can perform. Â» Thus the need « to organise the administration. Â» Supposing an association is « organised without any directive council or any hierarchical offices Â» which « meets in general assembly once a week or more often, when it settles all matters needful for its progress Â» it still « nominates a commission with strictly administrative functions. Â» However, the assembly « prescribes a definite line of conduct for this commission or gives it an imperative mandate Â» and so « would be perfectly anarchist. Â» As it « follows that delegating these tasks to qualified individuals, who are instructed in advance how to proceed, . . . does not mean an abdication of that collectivity's own liberty. Â»
Jose Llunas Pujols, cité par Max Nettlau in A Short History of Anarchism (Une brève histoire de l'anarchie), p. 187.] On rejoint, il faut le noter, les idées de Proudhon, notamment le fait qu'au sein des associations de travailleurs « les fonctions sont électives, et les réglements soumis à l'adoption des associés. Â» [Pierre-Joseph Proudhon, Op. Cit., p. 256.].

L'autogestion (c'est-à-dire la démocratie directe) serait, en remplacement de la hiérarchie capitaliste ou étatique, le principe directeur de la libre association fondatrice de la société libre. Ce qui veut dire qu'une société anarchiste aurait besoin pour fonctionner de fédérations d'associations. « Toutes les commissions ou délégations créées dans une société anarchiste Â» explique fort à propos Jose Llunas Pujols, « doivent être à tout moment sujettes au remplacement et à la révocation par les électeurs qui les ont élues. Â» En association avec « le mandat impératif Â» et « les fonctions purement administratives Â», cela « rendrait par conséquent impossible à chacun(e) de s'arroger une once d'autorité. Â» [« All the commissions or delegations nominated in an anarchist society must be subject to replacement and recall at any time by the permanent suffrage of the section or sections that elected them. Â» « this "make[s] it thereby impossible for anyone to arrogate to himself [or herself] a scintilla of authority. Â» Jose Llunas Pujols, cité par Max Nettlau, Op. Cit., pp. 188-189.] Là aussi, Pujols rejoint Proudhon qui demande vingt ans plus tôt « l'application du mandat impératif. Les hommes politiques y répugnent ! Ce qui veut dire qu'à leurs yeux le peuple, en élisant des représentants, ne se donne point des mandataires, il aliène sa souveraineté ! Â»[Pierre-Joseph Proudhon, Manifeste électroral du peuple, 1848. À lire sur le site Monde-Nouveau.
Cité par Daniel Guérin dans No Gods, No Masters (Ni Dieu Ni Maître), p. 79.]

Grâce à un fédéralisme basé sur le mandat et les élections, les anarchistes s'assurent que les décisions vont de bas en haut. En prenant nous-mêmes les décisions, en cherchant notre propre intérêt, nous interdisons aux autres de décider à notre place. Pour les anarchistes, l'autogestion est essentielle pour garantir la liberté au sein des organisations ainsi qu'une existence humaine décente.

Bien sûr, on pourra opposer que si vous êtes en minorité, vous êtes gouverné(e)s par les autres (« La domination démocratique reste de la domination. Â»[« Democratic rule is still rule. Â» L. Susan Brown, The Politics of Individualism (La politique de l'individualisme), p. 53.]) En fait, le concept de démocratie directe comme nous l'avons décrit n'est pas nécessairement lié à celui de domination par la majorité. Si quelqu'un se retrouve en minorité lors d'un vote, il ou elle hésite entre accepter et refuser de s'y soumettre. Refuser à une minorité d'exercer son jugement ou de choisir revient à renier son autonomie et à lui imposer d'accepter quelque chose qui n'a pas été librement accepté. L'acceptation forcée de la volonté d'une majorité est contraire à l'idéal de l'autodétermination, et est ainsi contraire à la démocratie directe et à la libre-association. Par conséquent, loin d'être un déni de liberté, la démocratie directe dans le contexte de la libre-association et de l'autodétermination est le seul moyen d'encourager la liberté. Malatesta en donne une définition : la démocratie directe est « l'autonomie individuelle limitée par l'obligation de tenir les promesses engagées. Â» [Errico Malatesta, cité par Max Nettlau dans Errico Malatesta : Biographie d'un anarchiste.] Nul besoin de dire qu'une minorité, si elle continue de faire partie de l'association, peut débattre et essayer de convaincre la majorité de son erreur.

Nous devons ainsi indiquer ici que la revendication de la démocratie directe par les anarchistes ne suggèrent en aucun cas que la majorité ait tout le temps raison. Au contraire ! Le but des élections démocratiques n'est pas que la majorité ait toujours raison, mais qu'aucune minorité ne puisse préférer ses propres avantages au bien commun. L'Histoire prouve ce que le bon-sens commun prédit : quiconque avec des pouvoirs dictatoriaux (en tant que chef d'État, que patron ou que mari) utilisera ses pouvoirs pour s'enrichir et pour acquérir plus de pouvoir au dépens de ceux assujettis à ses décisions.

Les anarchistes savent que les majorités peuvent faire et font des erreurs, c'est pourquoi nos théories associatives donnent une place primordiale aux droits des minorités? Cela peut-être vu au travers de l'autodétermination, qui se base elle-même comme le droit des minorités de protester contre les décisions de la majorité et de faire de la dissidence un facteur-clé dans le processus de décision. Ainsi, Carole Pateman explique :

« Si la majorité a agi de mauvaise foi [...] la minorité devra mener une action politique, qui peut inclure la désobéissance civile si elle est appropriée, pour défendre leur citoyenneté et leur indépendance, et l'action politique elle-même. [...] La désobéissance civile n'est qu'un des moyens d'expression possibles de la citoyenneté active sur laquelle la démocratie autogérée est basée. [...] La pratique sociale de promettre implique le droit de refuser ou de changer son engagement ; de même, la pratique de l'autodétermination politique n'a aucun sens sans la reconnaissance pratique du droit des minorités de refuser ou de retirer son consentement, ou, si nécessaire, de désobéir. Â»[« If the majority have acted in bad faith. . . [then the] minority will have to take political action, including politically disobedient action if appropriate, to defend their citizenship and independence, and the political association itself. . . Political disobedience is merely one possible expression of the active citizenship on which a self-managing democracy is based. . . The social practice of promising involves the right to refuse or change commitments; similarly, the practice of self-assumed political obligation is meaningless without the practical recognition of the right of minorities to refuse or withdraw consent, or where necessary, to disobey. Â» Carole Pateman, The Problem of Political Obligation (Le problème de la détermination politique), p. 162.]

Si nous dépassons les relations pour s'intéresser aux associations, nous devons montrer comment des associations différentes travaillent ensemble. Comme on peut l'imaginer, les liens entre les associations sont les mêmes que les liens entre les individus membres d'une association. Plutôt que des individus qui rejoignent des associations, ici ce sont des associations qui rejoignent des fédérations. Les liens entre les associations dans ces fédérations sont de la même nature horizontale et volontariste qu'au sein d'une association, avec les mêmes droits de « parole et fuite Â» [« Voice and exit Â» : au sein d'une association, un individu a le choix de prendre la parole (voice) ou de quitter (exit) l'association.] et les mêmes droits des minorités. Ainsi, la société devient une association d'associations, une communauté de communautés, une commune de communes, qui maximise la liberté individuelle en maximisant la participation et l'autogestion.

Le fonctionnement d'une telle fédération a été expliqué dans la section A.2.9 et sera débattu dans la section I.

La démocratie directe s'inscrit parfaitement dans la théorie anarchiste. Errico Malatesta représente tous les anarchistes quand il dit que « les anarchistes nient à la majorité le droit de gouverner dans la société humaine générale. Â» Comme nous l'avons vu, la majorité ne peut pas dominer une minorité car celle-ci peut quitter à tout moment l'association et ainsi, pour reprendre Malatesta, n'a pas à « [se soumettre] aux décisions de la majorité avant même de savoir ce qu'elles seront. Â» [Errico Malatesta, Anarchie et organisation, 1927. À lire sur kropot.free.fr.] Donc la démocratie directe au sein des associations ni crée une « domination de la majorité Â» ou ni oblige la minorité à se soumettre constamment la majorité. En effet, les anarchistes expliquent que la démocratie directe correspond à l'argument de Malatesta : « Certes les anarchistes reconnaissent que, dans la vie en commun, il est souvent nécessaire que la minorité se conforme à l'avis de la majorité. Quand il y a nécessité ou utilité évidente de faire une chose et que, pour la faire, il faut le concours de tous, le petit nombre doit sentir la nécessité de s'adapter à la volonté du grand nombre. [...] Mais cette adaptation d'une partie des associés à l'autre partie doit être réciproque, volontaire, dériver de la conscience de la nécessité et de la volonté de chacun de ne pas paralyser la vie sociale par son obstination. Elle ne doit pas être imposée comme principe et comme règle statutaire. Â» [Errico Malatesta, Op. Cit.]

Puisque la minorité a le droit de faire sécession, et qu'elle détient des droits d'action, de contestation et d'appel étendus, la domination de la majorité n'est pas un principe imposé. C'est plutôt un outil de prise de décisions qui autorise la minorité à s'opposer et lui donne le moyen d'exprimer ses opinions tout en s'assurant qu'aucune minorité n'impose sa volonté à la majorité. En d'autres termes, les décisions de la majorité pas contraignantes pour la minorité. Après tout, comme le montre Malatesta :

« On ne peut pas espérer, ou même souhaiter, que quelqu'un qui est fermement convaincu que le cours pris par la majorité mène au désastre, doive sacrifier ses propres convictions et regarder passivement, ou même pire, soutenir, la politique qu'il [ou elle] considère comme fausse. Â» [Errico Malatesta, Errico Malatesta: His Life and Ideas (Errico Malatesta : Sa vie et ses idées), p. 132.]

Même l'anarchiste individualiste Lysander Spooner reconnaît que la démocratie directe a son utilité quand il note que « toutes, ou presque toutes, les associations de volontaires donnent à la majorité, ou à d'autres portions qui ne représentent pas la totalité des membres, le droit d'utiliser un jugement limité comme moyen pour atteindre les buts visés. Â» Cependant, seule la décision unanime d'un jury (qui « jugerait la loi, et la justice de la loi Â») serait en mesure de déterminer les droits des individus car « [ce] tribunal représente[rait] honnêtement le peuple entier Â» et « aucune loi ne pourrait légitimement être appliquée par l'association grâce à sa capacité collective contre les biens, les droits, ou la personne de n'importe quel individu, sauf si tous les membres de cette association s'accordent pour l'appliquer Â» [« [a]ll, or nearly all, voluntary associations give a majority, or some other portion of the members less than the whole, the right to use some limited discretion as to the means to be used to accomplish the ends in view. Â» « judge the law, and the justice of the law Â» « no law can rightfully be enforced by the association in its corporate capacity, against the goods, rights, or person of any individual, except it be such as all members of the association agree that it may enforce Â» Lysander Spooner, Essay on the Trial By Jury (Essai sur le procès avec jury), p. 130-1f, p. 134, p. 214, p. 152 et p. 132.] [Ainsi Spooner reconnaît qu'il « serait impossible en pratique Â» pour tous les membres d'une association de se mettre d'accord.]

Ainsi la démocratie directe et les droits de l'individu ou des minorités doivent s'opposer. En pratique, dans une société anarchiste, nous pouvons imaginer que la démocratie directe serait utilisée pour prendre la plupart des décisions au sein de la plupart des associations (peut-être avec la mise en place d'une super-majorité pour les décisions fondamentales), en association avec des combinaisons de jurys, la prise en compte des contestations et des actions directes des minorités et l'évaluation et la protection des revendications et des droits des minorités. Les formes réelles de liberté ne peuvent créées que grâce à l'expérience des individus directement impliqués.

Pour finir, nous devons insister sur le fait que le soutien anarchiste à la démocratie directe ne signifie pas que cette solutions doit être privilégiée dans toutes les circonstances. Par exemple, beaucoup de petites associations pourront préférer le consensus (voir le chapitre suivant pour une discussion sur le consensus et pourquoi la plupart des anarchistes ne pensent pas qu'il soit une alternative viable à la démocratie directe). Cependant, la plupart des anarchistes pensent que la démocratie directe au sein d'associations libres est la meilleur forme (et la plus réaliste) d'organisation qui soit cohérente avec les principes anarchistes de liberté, de dignité et d'égalité.

Pour la plupart des anarchistes, la démocratie directe, par le biais du vote des décisions politiques au sein d'associations libres, est la contrepartie du libre-accord (ou autogestion). La raison en est que « beaucoup de formes de domination peuvent exister de manière "libre", non-coercitive ou contractuelle [...] et c'est être naïf [...] que penser la simple opposition au contrôle politique mènera par lui-même à la fin de l'oppression. Â»[John P. Clark, Max Stirner's Egoism, p. 93.]. Par conséquent les relations que nous créons au sein d'une organisation sont aussi importantes pour déterminer sa nature libertaire que sa nature volontaire (voir la section A.2.14 pour plus de précisions).

Il est évident que les individus doivent travailler ensemble afin de une vie humaine entière. Ainsi, « quand un individu doit se joindre à d'autres Â», il [ou elle] a trois options : « il [ou elle] doit se soumettre à la volonté d'autrui (devenir esclave) ou soumettre les autres à sa volonté (être l'autorité) ou vivre avec autrui dans un accord fraternel portant sur le bien commun de tous (être associé(e)s). Personne ne peut échapper à cette nécessité. Â» [Errico Malatesta, Sa vie et ses idées, p. 85.].

Bien évidemment, les anarchistes choisissent la dernière option, l'association, comme seul moyen qu'ont les individus pour travailler ensemble comme des êtres humains libres et égaux, en respectant l'unicité et la liberté de chacun. Il n'y a qu'à travers la démocratie directe que les individus peuvent s'exprimer, exercer leur pensée critique et l'auto-gouvernement, et ainsi développer pleinement leur aptitudes intellectuelles, éthiques et sociales. Pour cela, il vaut parfois mieux faire partie d'une minorité que d'être soumis continument à la volonté d'un chef. Quelle est-donc la théorie derrière la démocratie directe anarchiste ?

Comme le notait Bertrand Russell, les anarchistes « ne veulent pas abolir les gouvernements dans leur sens d'appareils de décisions collectives : ce qu'ils veulent abolir c'est le système grâce auquel une décision est imposée à ceux qui s'y opposent.» [Bertrand Russell, Roads to Freedom (Les routes de la Liberté), p. 85.] Les anarchistes voient l'autogestion comme le moyen d'atteindre cela. Une fois qu'un individu a rejoint une communauté ou un lieu de travail, il ou elle devient un(e) "citoyen(ne)" (par sa volonté d'un monde meilleur) de cette association. Celle-ci est organisée autour d'assemblées composées de tous/tes les membres ou, dans le cas de grands lieux de travail ou de grandes villes, de sous-groupes fonctionnels, comme des bureaux spécifiques ou des comités de quartiers. Dans ces assemblées, de concert avec les autres citoyen(ne)s, les teneurs des obligations politiques de chaque citoyen(ne) sont définies. Dans cette association, les gens doivent porter des jugements critiques et faire des choix, c'est-à-dire de gérer leur propre activité. Plutôt que de promettre d'obéir (comme dans les organisations hiérarchiques, comme l'État ou les entreprises capitalistes), les individus participent en prenant leurs propres décisions collectives, leurs propres engagements auprès de leurs camarades. Cela signifie que l'obligation politique n'a pas pour but de placer l'entité au-dessus du groupe ou de la société, comme l'État ou l'entreprise capitaliste, mais de différencier un(e) citoyen(ne) des autres citoyen(ne)s membres.

Bien que les individus instaurent collectivement les règles qui régissent leur association, et qu'ils y soient liés en tant que membres de cette association, ils sont supérieurs à ces règles car elles peuvent toujours être modifiées ou abrogées. Collectivement, les "citoyens" associés ensemble constituent une "autorité" politique, mais comme cette "autorité" est basée sur des relations horizontales entre elles/eux plutôt que des relations verticales entre elles/eux et une élite, l'"autorité" est non-hiérarchique ("rationnelle" ou "naturelle", voir section B.1 - Pourquoi les anarchistes sont opposés à l'autorité et à la hiérarchie ?. Ainsi, Proudhon explique :

« Ce que nous mettons à la place des lois, ce sont les contrats. — Point de lois votées ni à la majorité ni à l'unanimité ; chaque citoyen, chaque commune ou corporation fait la sienne. Â» [Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la Révolution au XIXe siècle, p. 283-284.]

Un tel système ne signifie pas, bien sûr, que tout le monde participe à chaque décision nécessaire, quelque soit sa trivialité. Comme toute décision peut être présentée devant l'assemblée (si l'assemblée le décide, peut-être incitée en cela par certain(e)s de ses membres), en pratique, certaines activités (et certaines décisions purement fonctionnelles) seraient prises en charge par une administration élue par l'assemblée. Car, pour reprendre un activiste anarchiste espagnol, « une telle collectivité ne peut pas rédiger une simple lettre ou additionner une suite de nombres ou faire des centaines de tâches qu'un individu seul peut faire.» D'où le besoin de « mettre en place une administration. Â» Cela suppose une association « organisée sans conseil directif ou sans aucun bureau hiérarchique [qui] se rencontre en assemblée générale une fois par semaine ou plus souvent, pour mettre en place tous les moyens nécessaires pour son progrès et pour nommer une commission aux fonctions purement administratives. Â» Toutefois, cette assemblée « dresse une ligne de conduite définitive pour cette commission ou lui confère un mandat impératif [et ainsi] serait parfaitement anarchiste. Il s'ensuit que déléguer ces tâches à des individus qualifiés, qui savent à l'avance comment procéder [...] ne signifie pas que la collectivité abandonne sa propre liberté. Â» [« A collectivity as such cannot write a letter or add up a list of figures or do hundreds of chores which only an individual can perform. Â» Thus the need « to organise the administration. Â» Supposing an association is « organised without any directive council or any hierarchical offices Â» which « meets in general assembly once a week or more often, when it settles all matters needful for its progress Â» it still « nominates a commission with strictly administrative functions. Â» However, the assembly « prescribes a definite line of conduct for this commission or gives it an imperative mandate Â» and so « would be perfectly anarchist. Â» As it « follows that delegating these tasks to qualified individuals, who are instructed in advance how to proceed, . . . does not mean an abdication of that collectivity's own liberty. Â»
Jose Llunas Pujols, cité par Max Nettlau in A Short History of Anarchism (Une brève histoire de l'anarchie), p. 187.] On rejoint, il faut le noter, les idées de Proudhon, notamment le fait qu'au sein des associations de travailleurs « les fonctions sont électives, et les réglements soumis à l'adoption des associés. Â» [Pierre-Joseph Proudhon, Op. Cit., p. 256.].

L'autogestion (c'est-à-dire la démocratie directe) serait, en remplacement de la hiérarchie capitaliste ou étatique, le principe directeur de la libre association fondatrice de la société libre. Ce qui veut dire qu'une société anarchiste aurait besoin pour fonctionner de fédérations d'associations. « Toutes les commissions ou délégations créées dans une société anarchiste Â» explique fort à propos Jose Llunas Pujols, « doivent être à tout moment sujettes au remplacement et à la révocation par les électeurs qui les ont élues. Â» En association avec « le mandat impératif Â» et « les fonctions purement administratives Â», cela « rendrait par conséquent impossible à chacun(e) de s'arroger une once d'autorité. Â» [« All the commissions or delegations nominated in an anarchist society must be subject to replacement and recall at any time by the permanent suffrage of the section or sections that elected them. Â» « this "make[s] it thereby impossible for anyone to arrogate to himself [or herself] a scintilla of authority. Â» Jose Llunas Pujols, cité par Max Nettlau, Op. Cit., pp. 188-189.] Là aussi, Pujols rejoint Proudhon qui demande vingt ans plus tôt « l'application du mandat impératif. Les hommes politiques y répugnent ! Ce qui veut dire qu'à leurs yeux le peuple, en élisant des représentants, ne se donne point des mandataires, il aliène sa souveraineté ! Â»[Pierre-Joseph Proudhon, Manifeste électroral du peuple, 1848. À lire sur le site Monde-Nouveau.
Cité par Daniel Guérin dans No Gods, No Masters (Ni Dieu Ni Maître), p. 79.]

Grâce à un fédéralisme basé sur le mandat et les élections, les anarchistes s'assurent que les décisions vont de bas en haut. En prenant nous-mêmes les décisions, en cherchant notre propre intérêt, nous interdisons aux autres de décider à notre place. Pour les anarchistes, l'autogestion est essentielle pour garantir la liberté au sein des organisations ainsi qu'une existence humaine décente.

Bien sûr, on pourra opposer que si vous êtes en minorité, vous êtes gouverné(e)s par les autres (« La domination démocratique reste de la domination. Â»[« Democratic rule is still rule. Â» L. Susan Brown, The Politics of Individualism (La politique de l'individualisme), p. 53.]) En fait, le concept de démocratie directe comme nous l'avons décrit n'est pas nécessairement lié à celui de domination par la majorité. Si quelqu'un se retrouve en minorité lors d'un vote, il ou elle hésite entre accepter et refuser de s'y soumettre. Refuser à une minorité d'exercer son jugement ou de choisir revient à renier son autonomie et à lui imposer d'accepter quelque chose qui n'a pas été librement accepté. L'acceptation forcée de la volonté d'une majorité est contraire à l'idéal de l'autodétermination, et est ainsi contraire à la démocratie directe et à la libre-association. Par conséquent, loin d'être un déni de liberté, la démocratie directe dans le contexte de la libre-association et de l'autodétermination est le seul moyen d'encourager la liberté. Malatesta en donne une définition : la démocratie directe est « l'autonomie individuelle limitée par l'obligation de tenir les promesses engagées. Â» [Errico Malatesta, cité par Max Nettlau dans Errico Malatesta : Biographie d'un anarchiste.] Nul besoin de dire qu'une minorité, si elle continue de faire partie de l'association, peut débattre et essayer de convaincre la majorité de son erreur.

Nous devons ainsi indiquer ici que la revendication de la démocratie directe par les anarchistes ne suggèrent en aucun cas que la majorité ait tout le temps raison. Au contraire ! Le but des élections démocratiques n'est pas que la majorité ait toujours raison, mais qu'aucune minorité ne puisse préférer ses propres avantages au bien commun. L'Histoire prouve ce que le bon-sens commun prédit : quiconque avec des pouvoirs dictatoriaux (en tant que chef d'État, que patron ou que mari) utilisera ses pouvoirs pour s'enrichir et pour acquérir plus de pouvoir au dépens de ceux assujettis à ses décisions.

Les anarchistes savent que les majorités peuvent faire et font des erreurs, c'est pourquoi nos théories associatives donnent une place primordiale aux droits des minorités? Cela peut-être vu au travers de l'autodétermination, qui se base elle-même comme le droit des minorités de protester contre les décisions de la majorité et de faire de la dissidence un facteur-clé dans le processus de décision. Ainsi, Carole Pateman explique :

« Si la majorité a agi de mauvaise foi [...] la minorité devra mener une action politique, qui peut inclure la désobéissance civile si elle est appropriée, pour défendre leur citoyenneté et leur indépendance, et l'action politique elle-même. [...] La désobéissance civile n'est qu'un des moyens d'expression possibles de la citoyenneté active sur laquelle la démocratie autogérée est basée. [...] La pratique sociale de promettre implique le droit de refuser ou de changer son engagement ; de même, la pratique de l'autodétermination politique n'a aucun sens sans la reconnaissance pratique du droit des minorités de refuser ou de retirer son consentement, ou, si nécessaire, de désobéir. Â»[« If the majority have acted in bad faith. . . [then the] minority will have to take political action, including politically disobedient action if appropriate, to defend their citizenship and independence, and the political association itself. . . Political disobedience is merely one possible expression of the active citizenship on which a self-managing democracy is based. . . The social practice of promising involves the right to refuse or change commitments; similarly, the practice of self-assumed political obligation is meaningless without the practical recognition of the right of minorities to refuse or withdraw consent, or where necessary, to disobey. Â» Carole Pateman, The Problem of Political Obligation (Le problème de la détermination politique), p. 162.]

Si nous dépassons les relations pour s'intéresser aux associations, nous devons montrer comment des associations différentes travaillent ensemble. Comme on peut l'imaginer, les liens entre les associations sont les mêmes que les liens entre les individus membres d'une association. Plutôt que des individus qui rejoignent des associations, ici ce sont des associations qui rejoignent des fédérations. Les liens entre les associations dans ces fédérations sont de la même nature horizontale et volontariste qu'au sein d'une association, avec les mêmes droits de « parole et fuite Â» [« Voice and exit Â» : au sein d'une association, un individu a le choix de prendre la parole (voice) ou de quitter (exit) l'association.] et les mêmes droits des minorités. Ainsi, la société devient une association d'associations, une communauté de communautés, une commune de communes, qui maximise la liberté individuelle en maximisant la participation et l'autogestion.

Le fonctionnement d'une telle fédération a été expliqué dans la section A.2.9 et sera débattu dans la section I.

La démocratie directe s'inscrit parfaitement dans la théorie anarchiste. Errico Malatesta représente tous les anarchistes quand il dit que « les anarchistes nient à la majorité le droit de gouverner dans la société humaine générale. Â» Comme nous l'avons vu, la majorité ne peut pas dominer une minorité car celle-ci peut quitter à tout moment l'association et ainsi, pour reprendre Malatesta, n'a pas à « [se soumettre] aux décisions de la majorité avant même de savoir ce qu'elles seront. Â» [Errico Malatesta, Anarchie et organisation, 1927. À lire sur kropot.free.fr.] Donc la démocratie directe au sein des associations ni crée une « domination de la majorité Â» ou ni oblige la minorité à se soumettre constamment la majorité. En effet, les anarchistes expliquent que la démocratie directe correspond à l'argument de Malatesta : « Certes les anarchistes reconnaissent que, dans la vie en commun, il est souvent nécessaire que la minorité se conforme à l'avis de la majorité. Quand il y a nécessité ou utilité évidente de faire une chose et que, pour la faire, il faut le concours de tous, le petit nombre doit sentir la nécessité de s'adapter à la volonté du grand nombre. [...] Mais cette adaptation d'une partie des associés à l'autre partie doit être réciproque, volontaire, dériver de la conscience de la nécessité et de la volonté de chacun de ne pas paralyser la vie sociale par son obstination. Elle ne doit pas être imposée comme principe et comme règle statutaire. Â» [Errico Malatesta, Op. Cit.]

Puisque la minorité a le droit de faire sécession, et qu'elle détient des droits d'action, de contestation et d'appel étendus, la domination de la majorité n'est pas un principe imposé. C'est plutôt un outil de prise de décisions qui autorise la minorité à s'opposer et lui donne le moyen d'exprimer ses opinions tout en s'assurant qu'aucune minorité n'impose sa volonté à la majorité. En d'autres termes, les décisions de la majorité pas contraignantes pour la minorité. Après tout, comme le montre Malatesta :

« On ne peut pas espérer, ou même souhaiter, que quelqu'un qui est fermement convaincu que le cours pris par la majorité mène au désastre, doive sacrifier ses propres convictions et regarder passivement, ou même pire, soutenir, la politique qu'il [ou elle] considère comme fausse. Â» [Errico Malatesta, Errico Malatesta: His Life and Ideas (Errico Malatesta : Sa vie et ses idées), p. 132.]

Même l'anarchiste individualiste Lysander Spooner reconnaît que la démocratie directe a son utilité quand il note que « toutes, ou presque toutes, les associations de volontaires donnent à la majorité, ou à d'autres portions qui ne représentent pas la totalité des membres, le droit d'utiliser un jugement limité comme moyen pour atteindre les buts visés. Â» Cependant, seule la décision unanime d'un jury (qui « jugerait la loi, et la justice de la loi Â») serait en mesure de déterminer les droits des individus car « [ce] tribunal représente[rait] honnêtement le peuple entier Â» et « aucune loi ne pourrait légitimement être appliquée par l'association grâce à sa capacité collective contre les biens, les droits, ou la personne de n'importe quel individu, sauf si tous les membres de cette association s'accordent pour l'appliquer Â» [« [a]ll, or nearly all, voluntary associations give a majority, or some other portion of the members less than the whole, the right to use some limited discretion as to the means to be used to accomplish the ends in view. Â» « judge the law, and the justice of the law Â» « no law can rightfully be enforced by the association in its corporate capacity, against the goods, rights, or person of any individual, except it be such as all members of the association agree that it may enforce Â» Lysander Spooner, Essay on the Trial By Jury (Essai sur le procès avec jury), p. 130-1f, p. 134, p. 214, p. 152 et p. 132.] [Ainsi Spooner reconnaît qu'il « serait impossible en pratique Â» pour tous les membres d'une association de se mettre d'accord.]

Ainsi la démocratie directe et les droits de l'individu ou des minorités doivent s'opposer. En pratique, dans une société anarchiste, nous pouvons imaginer que la démocratie directe serait utilisée pour prendre la plupart des décisions au sein de la plupart des associations (peut-être avec la mise en place d'une super-majorité pour les décisions fondamentales), en association avec des combinaisons de jurys, la prise en compte des contestations et des actions directes des minorités et l'évaluation et la protection des revendications et des droits des minorités. Les formes réelles de liberté ne peuvent créées que grâce à l'expérience des individus directement impliqués.

Pour finir, nous devons insister sur le fait que le soutien anarchiste à la démocratie directe ne signifie pas que cette solutions doit être privilégiée dans toutes les circonstances. Par exemple, beaucoup de petites associations pourront préférer le consensus (voir le chapitre suivant pour une discussion sur le consensus et pourquoi la plupart des anarchistes ne pensent pas qu'il soit une alternative viable à la démocratie directe). Cependant, la plupart des anarchistes pensent que la démocratie directe au sein d'associations libres est la meilleur forme (et la plus réaliste) d'organisation qui soit cohérente avec les principes anarchistes de liberté, de dignité et d'égalité.

A.2.12 Le consensus est-il une alternative à la démocratie directe ?

Les rares anarchistes qui rejettent la démocratie directe pour la prise de décision dans les associations libres lui préfèrent plus généralement le consensus. Le consensus est le fait que tous les membres d'une association soient d'accord avec une décision avant que celle-ci ne soit mise en place. Ainsi, le consensus empêche une quelconque domination de la majorité sur la minorité et est plus en accord avec les principes anarchistes.

Le consensus, bien qu'il soit la « meilleure » option dans le processus de prise de décision, puisque tout le monde est d'accord, a ses problèmes. Comme Murray Bookchin le montre en décrivant sa propre expérience du consensus, il peut entraîner un certaine forme d'autoritarisme :
« Pour créer un consensus total pour une décision, les minoritaires insoumis étaient souvent subtilement incités, ou psychologiquement forcés, de voter pour la décision qui pose problème, dans la mesure où leur dissidence revient le plus souvent au veto d'une seule personne. Cette pratique, appelée "effacement" [« ''Standing aside'' », c'est-à-dire laisser sa place à quelqu'un, s'effacer, volontairement ou non.] dans le processus américain de consensus, implique trop souvent l'intimidation des dissidents, jusqu'à ce que ceux-ci se retirent complètement du processus de prise de décision, plutôt que de continuer d'exprimer leur désaccord en votant, même s'ils sont une minorité, selon leurs idées. En se retirant, ils cessent d'être des êtres politiques — ainsi une "décision" peut être prise [...] mais le "consensus" n'a pu être obtenu qu'après que les membres dissidents se sont retirés du processus.
« D'un point de vue plus théorique, le consensus empêche l'aspect le plus vital de tout dialogue : le ''dissensus''. [Mot latin, formé sur la base de ''consensus''. Parfois utilisé pour désigner l'échec d'une recherche de consensus. Ici, désigne la situation où l'on cherche à opposer toutes les opinions, dans le but de faire avancer le dialogue.] La dissidence continue, le débat passionné qui persiste même après qu'une minorité a acquis temporairement une majorité [...] [sont] remplacés [...] par des monologues monotones — et font place au ton cotonneux du consensus irréfuté. Dans un système où la majorité prend les décisions, la minorité battue peut décider de faire annuler une décision — ils sont libres d'accumuler des désaccords raisonnés, et potentiellement persuasifs. Le consensus pour sa part, n'honore aucune minorité, mais les contraint au silence en faveur de l'"unicité" métaphysique du groupe qui a pris le "consensus". » [Murray Bookchin, ''Communalism: The Democratic Dimension of Anarchism'' (Le Communalisme : la dimension démocratique de l'Anarchisme), in ''Democracy and Nature'' (Démocratie et Nature), n° 8, p. 8.]

Bookchin « ne nie pas que le consensus peut être une forme de prise de décision appropriée dans les petits groupes de membres qui se connaissent parfaitement les une les autres. » Mais il note que, en pratique, sa propre expérience lui a fait découvrir que « quand des groupes plus grands prennent leurs décisions par consensus, cela les oblige le plus souvent à trouver le plus petit dénominateur intellectuel commun dans leur prise de décision : la proposition la moins controversée ou la moins médiocre qui puisse satisfaire une assemblée est adoptée — précisément parce que tout le monde doit être d'accord avec elle ou refuser de voter pour ce problème. » [Murray Bookcin, ''Op. Cit.'', p. 7.]

Donc, à cause de sa nature potentiellement autoritaire, la plupart des anarchistes nient que le consensus soit l'aspect politique d'une association libre. Bien qu'il soit avantageux d'essayer d'atteindre le consensus, il est en pratique impossible à obtenir — en particulier dans les grands groupes — sans tenir compte de ses autres aspects négatifs. Souvent, le consensus rabaisse une société ou une association libre en tentant de corrompre l'individualité au nom de la communauté et la dissidence au nom de la solidarité. Ni la véritable communauté, ni la véritable solidarité ne sont nourries quand le développement et l'expression d'un l'individu sont avortés par la pression et le désaccord public. Puisque tous les individus sont uniques, ils ont tous des points de vue différents et ils devraient être encouragés de les exprimer. La société évolué et est enrichie par les actions et les idées des individus.

En d'autres mots, les anarchistes qui soutiennent la démocratie directe souligne le « rôle créatif de la dissidence » qui, craignent-ils, « tend à s'effacer dans l'uniformité grise du consensus. » [Murray Bookcin, ''Op. Cit.'', p. 8.].

Nous devons souligner que les anarchistes ne sont pas en faveur d'un processus de prise de décision mécanique dans lequel la majorité en votant écarte la minorité et l'ignore. Loin de là ! Les anarchistes qui soutiennent la démocratie directe la voit comme un procédé de débat dynamique où la majorité et la minorité s'écoutent et se respectent le plus possible et prennent une décision où chacun retrouve son compte (dans la mesure du possible). Ils voient la participation dans des associations utilisant la démocratie directe comme le moyen de créer des intérêts communs, comme un procédé qui encourage la diversité, l'expression de l'individu et des minorités et qui réduit toute tendance des majorités de marginaliser ou d'opprimer les minorités en favorisant la discussion et le débat sur les problèmes importants.

A.2.13 Les anarchiste sont-ils individualistes ou collectivistes ?

En court : aucune ! Ceci est illustré par le fait que les érudits et universitaires libéraux dénoncent des anarchistes comme Bakounine d'être collectivistes quand dans le même temps, les marxistes accusent Bakounine, et les anarchistes en général, d'être des individualistes.

Sans surprise, les anarchistes rejettent ces deux idéologies absurdes. Qu'ils le veuillent ou non, individualistes et collectivistes non-anarchistes sont les deux côtés de la même médaille capitaliste. Cela peut être mieux cerné en considérant le capitalisme moderne, dans lequel les tendances « individualiste » et « collectiviste » sont en interaction constante, avec le plus souvent la structure politique et économique qui oscille d'un pôle à l'autre. Le collectivisme et l'individualisme capitalistes ne sont que deux aspects d'un même côté de l'existence humaine, et sont, comme toutes les manifestations de déséquilibre, profondément viciés.

Pour les anarchistes, l'idée que les individus devraient se sacrifier pour le « groupe » ou pour « le plus grand bien » est absurde. Les groupes sont constitués d'individus, et si les gens ne pensent qu'à ce qui est mieux pour le groupe, le groupe ne sera qu'une coquille sans vie. Ce n'est que la dynamique de l'interaction humaine au sein des groupes qui leur donne vie. Les « groupes » ne peuvent pas penser, seuls les individus le peuvent. Paradoxalement, cela conduit les autoritaires « collectivistes » à un type très particulier d'« individualisme », à savoir le « culte de la personnalité » et le culte du chef. Cela est à prévoir, étant donné que le collectivisme réunit les individus dans des groupes abstraits, nie leur individualité, et finit par nécessiter une personne ayant assez de personnalité pour prendre des décisions — un problème qui est « résolu » par le principe de chef de file. Le stalinisme et le nazisme sont d'excellents exemples de ce phénomène.

Par conséquent, les anarchistes admettent que l'individu est l'unité de base de la société et que seuls les individus peuvent avoir des intérêts et des sentiments. Cela veut dire qu'ils opposent le « collectivisme » et la glorification du groupe. Selon la théorie anarchiste, le groupe n'existe que pour aider et pour développer les individus qui y sont impliqués. C'est pourquoi nous tenons tant à ce que les groupes soient structurés de manière libertaire — seule une organisation libertaire permettant aux individus d'un groupe de pleinement s'exprimer, de gérer directement leurs propres intérêts et de créer les relations sociales qui encouragent l'individualité et la liberté individuelle. Donc bien que la société et les groupes modèlent les individus, ces-derniers sont la vraie base de la société. Ainsi, Errico Malatesta dit :

« Quelle est la part respective de l'initiative individuelle et de l'action sociale dans la vie et dans le progrès de la société humaine ? [...] Affirmer comme certains le font que c'est grâce à l'initiative individuelle que le monde des hommes peut fonctionner, c'est passer désormais pour audacieux. [...] Ce qui existe réellement, c'est l'homme, c'est l'individu : la société ou collectivité - et l'Etat ou gouvernement qui prétend la représenter - ne peuvent être que des abstractions vides si elles ne sont pas des ensembles d'individus. C'est de l'organisme de chaque individu que tirent nécessairement leur origine toutes les pensées et tous les actes des hommes, pensées et actes qui d'individuels deviennent collectifs quand ils sont ou deviennent communs à beaucoup d'individus. L'action sociale n'est donc ni la négation, ni le complément de l'initiative individuelle : elle est la résultante des initiatives, des pensées et des actions de tous les individus qui composent la société. [...] La question n'est donc pas vraiment de modifier les rapports entre la société et l'individu ; la question n'est pas d'accroître l'indépendance individuelle aux dépens de l'ingérence de la société, ou celle-ci aux dépens de celle-là. Il s'agit plutôt d'empêcher que quelques individus puissent opprimer les autres ; de donner les mêmes droits et les mêmes moyens d'action à tous les individus ; et d'en finir avec la seule initiative d'un petit nombre qui entraîne nécessairement l'oppression de tous les autres. » [Errico Malatesta, L'anarchie.]

Ces considérations ne signifient pas que l'« individualisme » trouve grâce aux yeux des anarchistes. Comme le montre [[Emma Goldman]], « l'"individualisme acharné" [...] n'est qu'une tentative cachée de réprimer et de défaire l'individu et son individualité. Le soi-disant individualisme est un laissez-faire social et économique : l'exploitation des masses par les classes [dirigeantes] grâce à la tromperie légale, à la corruption spirituelle et à l'endoctrinement systématique des esprits serviles. [...] Cet "individualisme" corrompu et pervers est la camisole de force de l'individualité. [...] Il est finalement devenu le meilleur esclavage moderne et la distinction de classes la plus grossière, conduisant des millions d'individus au seuil de l'indigence. L'"individualisme acharné" signifie que tout l'individualisme est pour les maîtres, tandis que le peuple est enrégimenté dans ces castes d'esclaves pour servir une poignée de "surhommes" égoïstes. » [Emma Goldman, ''Red Emma Speaks'' (Emma la rouge parle), p. 112.]

Tandis que les groupes ne peuvent pas penser, les individus peuvent vivre ou discuter par eux-mêmes. Les groupes et les associations sont des aspects essentiels de la vie individuelle. En fait, comme les groupes génèrent les relations sociales selon leur vraie nature, ils aident à façonner l'individu. En d'autres termes, les groupes structurés d'une manière autoritaire auront un impact négatif sur la [[liberté]] et l'individualité des individus qui les composent. Toutefois, à cause de la nature abstraite de leur « individualisme », les individualistes capitalistes ne peuvent pas voir les différences entre les groupes structurés de manière libertaire et ceux structurés de manière autoritaire — pour eux/elles, ce ne sont que des « groupes ». Ironiquement, à cause de leur vision unilatérale du problème, les « individualistes » en arrivent à soutenir des institutions parmi les plus « collectivistes » — les entreprises capitalistes — et, de plus, éprouvent toujours le besoin de l'État en dépit de leurs fréquentes dénonciations de son existence. Ces contradictions proviennent de la dépendance de l'individualisme capitaliste au contrat individuel dans une société inégale, c'est-à-dire à l'individualisme abstrait.

En revanche, les anarchistes soutiennent l'« individualisme » social (un synonyme, peut-être plus fidèle, pourrait être « individualité communautaire »). L'anarchisme « insiste sur le fait le centre de gravité de la société est l'individu — qui doit penser par lui-même [ou elle-même], agir librement, et vivre pleinement. [...] S'il [ou Si elle] doit se développer librement et pleinement, il [ou elle] doit être libéré[e] des interférences et de l'oppression d'autrui. [...] Cela n'a rien à voir avec [...] l'"individualisme acharné". Un tel individualisme prédateur est en réalité plus flasque qu'acharné. Au moindre danger qui menace sa sécurité, il se réfugie à l'abri de l'État et implore sa protection. [...] Leur "individualisme acharné" n'est rien d'autre qu'un des faux-semblant que la classe dirigeante fabrique pour masquer le business débridé et l'extorsion politique. » [Emma Goldman, ''Op. Cit.'', pp. 442-443.]

Les anarchistes rejettent l'individualisme abstrait du capitalisme, et ses idées de liberté « absolue » des individus contraints par autrui. Cette théorie fait abstraction du contexte social où la liberté existe et se développe. « La liberté que nous voulons », dit Malatesta, « pour nous-mêmes et pour les autres, n'est pas une liberté absolue, métaphysique et abstraite qui, en pratique, se transforme inévitablement en oppression des plus faibles ; mais la vraie liberté, la liberté possible, qui est la communauté consciente de ses intérêts, la solidarité volontaire. » [Errico Malatesta, ''Op. Cit.'']

Une société basée sur l'individualisme entraîne une inégalité de pouvoir entre les individus contractants et implique par conséquent le besoin d'une autorité basée sur des lois au-dessus d'eux/elles et d'une coercition organisée pour faire respecter les contrats qu'ils/elles ont pris entre eux/elles. Cette conséquence est évidente pour le capitalisme et, encore plus, dans la théorie du « '''contrat social''' » qui régit le développement de l'État. Dans cette théorie, on suppose que les individus sont « libres » quand ils/elles sont isolé(e)s les un(e)s des autres, puisqu'ils/elles étaient originellement dans l'« '''état de nature'''. » Une fois qu'ils/elles ont rejoint la société, ils/elles créent prétendument un « contrat » et un État pour administrer ces contrats. Toutefois, outre le fait qu'il ne s'agisse que d'une fantaisie sans base réelle (les êtres humains ont toujours été des animaux sociaux), cette « théorie » n'est en réalité qu'une justification de l'État pour obtenir de plus grands pouvoirs sur la société ; et n'est en fait qu'une justification du système capitaliste, qui requiert un État fort. Cette théorie imite aussi les résultats des relations économiques capitalistes sur lesquelles elle repose. Dans le capitalisme, les individus contractent « librement » des accords entre eux/elles, mais, en pratique, le propriétaire domine l'ouvrier tant que le contrat est en place (voir les sections
A.2.14 et B.4 pour plus de précisions).

Ainsi les anarchistes rejettent l'« individualisme » capitaliste car c'est, pour reprendre Pierre Kropotkine, « un individualisme étroit et égoïste, un égoïsme stupide qui rabaisse les individus [et qui n'est] pas du tout un individualisme. Il ne mènera pas à ce qui était établi comme but, c'est-à-dire le développement complet le plus large et le plus parfaitement atteignable de l'individualité. » La hiérarchie du capitalisme résulte de l'« appauvrissement de l'individualité » plutôt que de son développement. À cela les anarchistes opposent « l'individualité qui atteint le meilleur développement individuel grâce à la plus haute sociabilité communiste dans ce qui concerne à la fois les besoins primordiaux et les relations avec les autres. » [Pierre Kropotkine, dans ''Selected Writings on Anarchism and Revolution'', p. 295, p. 296 et p. 297. ] Pour les anarchistes, notre liberté est enrichie par ceux qui nous entourent quand nous avons avec eux une relation d'égal à égal et non de maître à esclave.

En pratique, l'individualisme et le collectivisme mènent à un déni de la liberté individuelle et de l'autonomie et dynamique de groupe. De plus, chacun entraîne l'autre, le collectivisme menant à une forme particulière d'individualisme et l'individualisme à une forme particulière de collectivisme.

Le collectivisme, qui est la suppression implicite de l'individu, revient finalement à appauvrir la communauté, puisque les groupes n'existent que grâce aux individus qui les composent. L'individualisme, qui est la suppression explicite de la communauté (c'est-à-dire les gens avec qui vous vivez), revient finalement à appauvrir l'individu, puisque les individus ne peuvent pas exister pas en dehors la société. De plus, l'individualisme finit par nier les idées et habilités des individus qui composent le reste de la société, et donc est une source de sacrifice de soi. C'est le défaut fatal — et la contradiction — de l'individualisme, précisément « l'impossibilité pour l'individu d'atteindre un développement complet dans des conditions d'oppression des masses par les "aristocrates magnifiques". Son développement demeurera unilatéral. » [Pierre Kropotkine, in ''Anarchism'', p. 293.]

Les vraies liberté et communauté existent autre part.

A.2.14 Pourquoi le volontarisme n'est pas suffisant ?

Le volontarisme signifie que le fait d'intégrer une association devrait être un acte volontaire, dans le but de maximiser la liberté. Les anarchistes sont, bien évidemment, volontaristes et pensent que les individus ne peuvent développer, faire grandir et exprimer leur liberté qu'au sein d'associations libres, créées par un libre accord. Toutefois, il est évident que dans une société capitalise, le volontarisme en lui-même est insuffisant pour maximiser la liberté.

Le volontarisme implique la promesse, c'est-à-dire la liberté de prendre des décisions, et la promesse implique que les individus soient capables d'avoir un jugement indépendant et d'une délibération rationnelle. De plus, cela présuppose qu'ils peuvent évaluer et changer leurs actions et leurs relations. Cependant, les contrats dans un système capitaliste contredisent ces implications du volontarisme. Ainsi, même s'ils sont « volontaires » (bien que nous verrons dans la
section B.4 que cela n'est pas vraiment le cas), les contrats capitalistes résultent en un déni de liberté car les relations sociales de salaire-travail implique de promettre en échange d'un salaire. Et, comme le montre Carole Pateman, « promettre d'obéir revient à nier, ou à limiter, à une plus ou moins grande échelle, la liberté et l'égalité des individus et leur habileté à exercer ces capacités [de jugement indépendant et de délibération rationnelle]. Promettre d'obéir c'est déclarer que, dans certaines situations, la personne qui fait la promesse n'est plus libre d'exercer ses capacités et de décider de ses propres acions, et n'est donc plus l'égale, mais la subordonnée. » [Carole Pateman, ''The Problem of Political Obligation'' (Le problème de l'obligation politique), p. 19.] Ce qui fait que ceux qui obéissent ne prennent leurs propres décisions. Ainsi, dans une relation hiérarchique, le postulat du volontarisme (que les individus soient capables de penser par eux-mêmes et soient autorisé(e)s à exprimer leur individualité et pendre leurs propres décisions) est violé puisque certains ont des responsabilités et la plupart obéissent (voir aussi la section A.3.5 pour en savoir plus sur le féminisme et l'anarchisme).

Clairement, le volontarisme est une condition nécessaire mais non suffisante pour défendre la liberté individuelle. Cela était attendu car le volontarisme ignore (ou tient pour acquises) les conditions sociales dans lesquelles les accords sont passés et, de plus, ignore les relations sociales que ces accords créent. Ainsi, Pierre Kropotkine dit « Pour l'ouvrier qui doit vendre son travail, il est impossible de rester libre » [Pierre Kropotkine, ''Selected Writings on Anarchism and Revolution'', p. 305.] Toute relation sociale basée sur un individualisme abstrait repose plus ou moins sur la force, le pouvoir et l'autorité, et non sur la liberté. Cela requiert bien sûr la définition de la liberté selon laquelle les individus libres exercent leurs capacités et décident de leurs propres actions. Donc, le volontarisme n'est pas suffisant pour créer une société qui maximise la liberté. C'est pourquoi les anarchistes pensent que les associations de volontaires doivent en plus intégrer l'autogestion (ou la démocratie directe). Pour les anarchistes, supposer le volontarisme implique supposer l'autogestion. Ou, pour reprendre Proudhon, « En un mot, comme l'individualisme est le fait primordial de l'humanité, l'association en est le terme complémentaire. » [Pierre-Joseph Proudhon, ''Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère'', Cinquième époque. La police ou l'impôt, Partie I - Culpabilité de l'homme. Exposition du mythe de la chute.]

Commençons par la seconde objection : au sein d'une société basée sur la propriété privée (et par conséquent sur l'étatisme), ceux qui possèdent ont plus de pouvoir, et ils peuvent l'utiliser pour perpétuer leur autorité. « La richesse est le pouvoir, la pauvreté la faiblesse » sont les mots d'Albert Parsons. Cela signifie que dans un système capitaliste, la « liberté de choix » si appréciée est en réalité fort limitée. Elle devient, pour la grande majorité des individus, la liberté de choisir un maître (avec l'esclavage, dit plaisamment Parsons, la maître « choisit [...] ses propres esclaves. Dans un système d'esclavage salarial, le salarié choisit son maître. » Avec le capitalisme, insiste Parsons, « les déshérités de leurs droits naturels doivent se louer et servir et obéir la classe opprimante ou mourir de faim. Il n'y a pas d'alternative. Certaines choses n'ont pas de prix, en particulier la vie et la liberté. Un homme [ou une femme] libre n'est pas à vendre ou à louer. » [Albert Parsons in ''Anarchism'', p. 98 et 99.] Et pourquoi devrions-nous excuser la servitude ou tolérer ceux qui désirent restreindre la liberté d'autrui ? La « liberté » de commander est la liberté d'asservir, et donc est en réalité un déni de liberté.

Quant à la première objection, les anarchistes plaident coupables. Nous avons des préjugés sur la réduction de l'être humain à un robot. Nous avons des préjugés en faveur de la dignité humaine et de la liberté. Nous avons des préjugés, en réalité, en faveur de l'humanité et de l'individualité.

La section A.2.11 explique pourquoi la démocratie directe est la contrepartie nécessaire au volontarisme (c'est-à-dire au libre accord). La section B.4 explique pourquoi le capitalisme ne peut pas être basé sur des négociations égalitaires entre ceux qui possèdent et les sans-propriété.

A.2.15 Que dites vous de la "nature humaine" ?

L'anarchisme, bien loin d'ignorer la « nature humaine Â», est la seule théorie politique qui donne à ce concept la plus profonde réflexion. Trop souvent, la « nature humaine Â» est lancée comme dernière ligne de défense contre l'anarchisme, car on pense que les anarchistes ne peuvent répliquer. Cependant, ce n'est pas le cas.

Avant tout, la « nature humaine Â» est un concept complexe. Si, par « nature humaine Â», on veut signifier « ce que les humains font Â», il est alors évident que la nature humaine est contradictoire — amour et haine, compassion et absence de pitié, paix et violence, ainsi de suite — ces sentiments ou états ont toujours été exprimés ou ressentis par les êtres humains et sont donc tous des produits de la « nature humaine Â». Bien sûr, cette « nature humaine Â» peut changer avec les évolutions sociales. Par exemple, l'esclavage a été considéré comme une part de la « nature humaine Â» et « normal Â» pendant des milliers d'années. L'homosexualité était parfaitement normale pour les Grecs anciens mais l'Église chrétienne l'a par la suite condamnée. La guerre n'est devenue une partie de la « nature humaine Â» qu'une fois que les États se furent développés. Comme l'explique Noam Chomsky :

« Les individus sont certainement capables de faire le mal. [...] Mais les individus sont capables de toutes sortes de choses. La nature humaine a beaucoup de voies à sa disposition pour se réaliser, les humains possèdent de nombreuses capacités et options. Lesquelles dévoilent leur nature dépend dans une large mesure des structures institutionnelles. Si nos institutions permettaient aux tueurs pathologiques d'avoir libre cours, ils dirigeraient le monde. La seule façon de survivre serait alors de laisser ces éléments de votre nature se manifester.

« Si nos institutions faisaient de l'avidité la seule propriété des êtres humains et encourageaient la pure avidité aux dépens des autres émotions et engagements humains, nous aurions une société basée sur l'avidité, avec tout ce qui s'ensuit. Une société différente pourrait être organisée de telle manière que d'autres sortes de sentiments et d'émotions, par exemple, au hasard, la solidarité, le soutien, la sympathie deviennent dominants. Ainsi vous obtiendriez différents aspects de la nature humaine et de la personnalité qui se révéleraient. Â» [Noam Chomsky, Chronicles of Dissent, p. 158.]

Donc l'environnement joue un rôle primordial dans la définition de la « nature humaine Â», de la façon dont elle se développe et de ses aspects qui s'expriment. En réalité, un des mythes les plus tenaces à propos de l'anarchisme est que nous pensons que la nature humaine est fondamentalement bonne. En fait, nous pensons plutôt que la nature humaine est fondamentalement sociable. Comment elle se développe et s'exprime dépend du type de société dans laquelle nous vivons et que nous créons. Une société hiérarchique façonnera les gens détestables et produit une « nature humaine Â» radicalement différente de celle produite par une société libertaire. Donc, « quand nous entendons des hommes [et des femmes] dirent que les Anarchistes s'imaginent les hommes [et les femmes] d'une bien meilleure façon qu'ils [ou elles] le sont en réalité, nous nous demandons simplement comment des gens si intelligents peuvent répéter ces absurdités. Ne disons-nous pas continuellement que la seule façon de rendre les hommes [et les femmes] moins rapaces, moins égoïstes, moins ambitieux et moins serviles en même temps est d'éliminer ces conditions qui favorisent l'expansion de l'égoïsme et de la rapacité, de la servilité et de l'ambition ? Â» [Pierre Kropotkine, Act for Yourselves, in Freedom, p. 83.]

Ainsi, l'utilisation de la « nature humaine Â» comme argument contre l'anarchisme est superficiel et, finalement, rien de plus qu'une esquive. C'est une excuse pour ne pas penser. « Chaque idiot Â», comme le dit Emma Goldman, « du roi au policier, de l'ecclésiastique qui aurait pris la grosse tête au dilettante en sciences, croit pouvoir parler avec autorité de la nature humaine. Plus il se rapproche du charlatan mental, plus son insistance sur la pourriture et la faiblesse de la nature humaine est grande. Pourtant, comment peut-on parler de cela aujourd'hui, quand chaque âme est en prison, quand chaque coeur est enchainé, blessé et mutilé ? Â» Changeons de société, créons un meilleur environnement social et après nous pourrons juger ce qui est produit nos natures et ce qui est produit par le système autoritaire. Pour cette raison, l'anarchisme « se dresse pour la libération de l'esprit humain du dominion de la religion ; la libération du corps humain du dominion de la propriété ; la libération des fers et des restrictions du gouvernement. Â» Pour « la liberté, le développement, l'occasion, et, au-dessus de tout, la paix et le repos, seuls peuvent nous apprendre les vrais facteurs dominants de la nature humaine et toutes ses merveilleuses possibilités. Â» [Emma Goldman, Red Emma Speaks (Emma la rouge parle), p. 73.]

Cela ne veut pas dire que les êtres humains sont infiniment plastiques. Aucun individu ne naît avec l'esprit comme une table rase (état vierge) en attendant d'être formé par la société. Comme le montre Noam Chomky : « Je ne pense pas qu'il soit possible de donner un crédit rationnel au concept d'aliénation par le travail sur cette hypothèse [que la nature humaine n'est rien d'autre qu'un produit historique], ni qu'il soit possible de produire quelque chose comme une justification morale à son implication dans certains changements sociaux, sauf sur la base d'hypothèses à propos de la nature humaine et sur comment des modifications de la structure de la société la rendraient plus adaptée à certains de nos besoins fondamentaux qui font partie de notre nature essentielle. Â» [Noam Chomsky, Language and Politics (Langage et Poitique), p. 215.] Nous ne voulons pas entrer dans le débat sur les caractéristiques humaines qui sont ou non « innées Â». Tout ce que nous diront est que les êtres humains ont la capacité innée de penser et d'apprendre — ce qui est évident, d'après nous — et que les humains sont des créatures sociales, qui ont besoin de la compagnie d'autrui pour se sentir complètes et pour prospérer. De plus, ils ont la capacité de reconnaître et de s'opposer à l'injustice et à l'oppression. D'ailleurs, Michel Bakounine confie à l'être humain « deux facultés précieuses : la faculté de penser et la faculté, le besoin de se révolter. Â» [Michel Bakounine, Dieu et l'Etat, p. 9.]

Ces trois aspects suggèrent, à notre avis, la viabilité d'une société anarchiste. La capacité innée de penser par soi-même rend automatiquement toute forme de hiérarchie illégitime, et notre besoin de relations sociales implique que nous pouvons nous organiser sans État. Le profond malheur et l'aliénation qui affligent la société moderne révèlent que la centralisation et l'autoritarisme du capitalisme et de l'État réprouvent certains de nos besoins innés. En réalité, comme dit plus haut, pendant la majeure partie de son existence, l'être humain a vécu dans des communautés anarchistes, sans hiérarchie ou presque. Notre société moderne appellent ces individus des « sauvages Â» ou des « primitifs Â» par pure arrogance. Donc qui peut encore dire que les anarchistes sont contre la « nature humaine Â» ? Les anarchistes ont au contraire accumulé beaucoup de preuves que cela n'est pas le cas.

Quant au fait que les anarchistes demanderaient trop de la « nature humaine Â», c'est en fait le plus souvent les non-anarchistes qui lui réclament le plus. Ainsi, « tandis que nos opposants semblent admettre qu'il y ait une sorte de sel de la terre [Vient du proverbe « Le sel de la terre Â» qui désigne les gens bons et généreux.] — les dirigeants, les employeurs, les leaders — qui, heureusement, empêchent les mauvais — les dominés, les exploités, les menés — de devenir encore plus mauvais qu'ils ne le sont déjà Â» nous, les anarchistes, « continuons de dire que les dirigeants et les dirigés sont tous corrompus par l'autorité Â» et que « les exploiteurs et les exploités sont corrompus par l'exploitation. Â» Donc « il y a une différence, et une flagrante. Nous admettons les imperfections de la nature humaine, mais nous ne faisons pas d'exception pour les dirigeants. Ils dominent, quelque fois inconsciemment, et à cause du fait que nous ne faisons pas d'exception, ils disent que nous sommes des rêveurs. Â» [Pierre Kropotkine, Op. Cit., p. 83.] Si la nature humaine est si mauvaise, alors confier le pouvoir à certaines personnes en espérant que cela amènera la justice et la liberté est tout simplement utopiste.

De plus, comme on l'a noté auparavant, les anarchistes expliquent que les organisations hiérarchiques révèlent les pires côtés de la « nature humaine. Â» Les oppresseurs et les opprimés sont affectés de façon négative par les relations autoritaires ainsi produites. « C'est le propre du privilège et de toute position privilégiée Â» dit Bakounine, « que de tuer l'esprit et le coeur des hommes. L'homme privilégié soit politiquement, soit économiquement, est un homme intellectuellement et moralement dépravé. Voilà une loi sociale qui n'admet aucune exception, et qui s'applique aussi bien à des nations tout entières qu'aux classes, aux compagnies et aux individus. C'est la loi de l'égalité, condition suprême de la liberté et de l'humanité. Â» [Michel Bakounine, Op. Cit., p. 31.] Et tandis que les privilégiés deviennent corrompus par le pouvoir, les sans-pouvoir (en général) deviennent serviles de coeur et d'esprit (heureusement, l'esprit humain est tel qu'il y aura toujours des rebelles sans compter l'oppression, car qui dit oppression dit résistance et, par conséquent, espoir). Alors les anarchistes trouvent étrange que les non-anarchistes justifient la hiérarchie selon la « nature humaine Â» (pervertie) qu'elle produit.

Malheureusement, encore trop de gens le font. Cela continue de nos jours. Par exemple, avec l'apparition de la « sociobiologie Â», certains prétendent (avec toutefois bien peu de preuves) que le capitalisme est un produit de notre « nature Â», qui est déterminée par nos gènes. Ces prétentions sont juste une nouvelle variation de l'argument de la « nature humaine Â» et ont, sans surprise, été reprises par les pouvoirs en place. En considérant le manque patent de preuve, leur soutien à cette « nouvelle Â» doctrine ne doit être que le résultat de son utilité pour le pouvoir — c'est-à-dire qu'il est toujours utile d'avoir une base « objective Â» et « scientifique Â» pour rationaliser les inégalités de richesse et de pouvoir. [Pour de plus amples précisions sur ce sujet, lire Not in Our Genes: Biology, Ideology and Human Nature (Pas dans nos gènes : la biologie, l'idéologie et la nature humaine) de Steven Rose, R.C. Lewontin et Leon J. Kamin.]

Mais nous ne disons par pour autant que cette théorie ne contient pas une once de vérité. Comme le note le scientifique Stephen Jay, « l'étendue de notre comportement potentiel est circoncit par notre biologie Â» et si c'est ce que la sociobiologie veut dire « par contrôle génétique, alors nous ne pouvons qu'être en désaccord. Â» Toutefois, ce n'est pas ce qui est dit. C'est plutôt une forme de « déterminisme biologique Â» que défend la sociobiologie. Dire qu'il existe des gènes spécifiques pour des traits humains spécifiques dit relativement peu sur « la violence, le sexisme et la méchanceté générale sont d'origine biologique puisqu'ils représentent un sous-ensemble de l'étendue des comportements possibles Â» comme le sont « la paix, l'égalité et la gentillesse. Â» Et ainsi « nous pourrions voir leur influence croître si nous créions des structures sociales qui leur permettraient de prospérer. Â» Cette hypothèse est déjà avancée dans les travaux des sociobiologistes eux-mêmes, qui « reconnaissent la diversité Â» des cultures humaines tandis qu'ils « excluent souvent les "exceptions" inconfortables, les considérant comme des aberrations temporaires et futiles. Â» Il est surprenant, surtout si vous croyez que « les guerres, voire les génocides, à répétition ont façonné notre existence génétique, que l'existence de peuples non-agressifs est embarrassant. Â» [Stephen Jay, Ever Since Darwin (Toujours depuis Darwin), p. 252, p. 257 et p. 254.]

Comme le darwinisme social qui l'a précédée, la sociobiologie procède en projetant en premier les idées dominantes de la société actuelle sur la nature (souvent inconsciemment, ce qui fait que les scientifiques trouvent « normales Â» et « naturelles Â» les idées en question). Murray Bookchin fait référence à cela comme « la projection subtile de valeurs humaines conditionnées historiquement Â» sur la nature plutôt qu'une « objectivité scientifique. Â» Les théories de la nature humaine ainsi produites sont transférées sur la société et l'Histoire, et utilisées pour « prouver Â» que les principes du capitalisme (la hiérarchie, l'autorité, la compétition, etc.) sont des lois externes, auxquels on fait ensuite appel comme justification pour le statu quo ! « Ce que cette procédure réalise Â», note Bookchin, « c'est renforcer les hiérarchies sociales humaines en justifiant la domination des hommes et des femmes par des aspects innés de l'"ordre naturel". La domination humaine est par conséquent transcrite dans le code génétique et est biologiquement immuable. Â» [Murray Bookchin, The Ecology of Freedom (L'Écologie de la Liberté), p. 92 et 95.] Étonnamment, beaucoup de gens supposés intelligents prennent ce tour de passe-passe au sérieux.

Ainsi, certains utilisent les hiérarchies « naturelles Â» pour expliquer les hiérarchies dans les sociétés humaines. Ces analogies sont trompeuses car elles oublient la nature institutionnelle de la vie humaine. Comme le note Murray Bookchin dans sa critique de la sociobiologie, « un singe faible, débile [Au sens qui manque de forces.], énervé et malade peut difficilement devenir un mâle alpha[En biologie, l'alpha désigne le membre dominant d'un groupe d'individus.], et encore moins conserver ce statut des plus éphémères. Par opposition, les dirigeants humains les plus pathologiques physiquement et mentalement ont exercé leur autorité avec des effets dévastateurs au cours de l'Histoire. Â» Cela « exprime le pouvoir des institutions hiérarchiques sur les personnes qui est complètement renversé dans les soi-disantes hiérarchies animales où l'absence d'institutions est précisément la seule façon intelligible de parler de mâles alpha ou d'abeilles reines. Â» [Murray Bookchin, Sociobiology or Social Ecology, Which way for the Ecology Movement? (La sociobiologie ou l'écologie sociale, quelle voie pour le mouvement écologique ?), p. 58.] Ainsi, ce qui fait la particularité de la société humaine est ignoré et les sources réelles de pouvoir au sein de la société sont cachées de façon commode par un écran génétique.

Cette sorte d'apologie associée avec à la « nature humaine Â» (ou la sociobiologie, ce qui est pire) sont naturelles, bien sûr, car toute classe dirigeante éprouve le besoin de justifier son « droit Â» de diriger. Celle-ci soutient donc des doctrines qui peuvent lui servir à justifier son pouvoir élitiste, que ce soit la sociobiologie, le droit divin, le pêché originel, etc. Manifestement, ces doctrines ont toujours été fausses... jusqu'à maintenant bien sûr, puisque notre société actuelle se conforme à la « nature humaine Â», prouvée scientifiquement par notre clergé scientifique.

L'arrogance de cette revendication est fascinante. L'Histoire n'a pas été stoppée. Dans un millier d'années, la société sera complètement différente de l'actuelle ou de ce que n'importe qui peut imaginer. Aucun gouvernement actuellement au pouvoir n'existera plus, tout comme le système économique présent. La seule chose qui demeurera sera que les gens continueront de prétendre que leur nouvelle société est « le seul vrai système Â» qui est complètement en adéquation avec la « nature humaine Â», même si tous les systèmes antérieurs l'ont fait avant eux.

Bien sûr, il ne traverse pas l'esprit des partisans du capitalisme que des gens appartenant à d'autres cultures peuvent tirer des conclusions différentes à partir des mêmes faits, conclusions qui peuvent être plus pertinentes. Il ne vient pas non plus à l'esprit des apôtres du capitalisme que les théories des scientifiques peuvent être biaisées par le contexte dominant actuel. Il n'est pas surprenant que les scientifiques de la Russie tsariste aient développé une théorie de l'évolution basée sur la coopération au sein des espèces, tandis que leurs collègues britanniques se fussent attachés à la compétition au sein et entre les espèces. Que cette dernière théorie reflète les théories politiques et économiques dominantes de la société britannique (notamment l'individualisme concurrentiel) n'est que pure coïncidence, évidemment.

L'oeuvre classique de Kropotkine, L'aide mutuelle, par exemple, fut écrite en réponse aux inexactitudes flagrantes que les représentants britanniques du darwinisme projetèrent sur la nature et la vie humaines. En se basant sur le courant russe dominant de critique du darwinisme, Kropotkine montre (avec de nombreuses preuves empiriques) que l'« aide mutuelle Â» au sein d'un groupe ou d'espèces a joué un rôle au moins aussi important que la « lutte mutuelle Â» entre les individus appartenant au même groupe d'espèce [Voir à ce sujet l'essai de Jay Gould, Kropotkin was no Crackpot (Kropotkine n'était pas cinglé), dans son livre Bully for Brontosaurus (Terreur pour Brontosaures), pour plus de précisions.] L'« aide mutuelle Â» est, souligne-t-il, un « facteur Â» d'évolution comme l'est la compétition, un facteur qui, dans de nombreuses circonstances, est beaucoup plus important pour survivre. Par conséquent la coopération est aussi « naturelle Â» que la compétition ce qui prouve que la « nature humaine Â» n'est pas une barrière à l'anarchisme et que la coopération entre les membres d'une même espèce peut être le meilleur moyen pour donner un avantage à ces individus.

En conclusion, les anarchistes que l'anarchie n'est pas contre la « nature humaine Â» pour deux raisons. Premièrement, ce qu'on considère habituellement comme la « nature humaine Â» est façonné par la société dans laquelle nous vivons et par les relations que nous créons. Cela signifie qu'une société hiérarchique stimulera les traits dominateurs de certain(e)s tandis que les anarchistes en stimuleront d'autres. Les anarchistes « ne comptent pas tant sur le fait que la nature humaine changera comme eux que sur la théorie qu'une même nature agira différemment sous différentes circonstances. Â» Deuxièmement, le changement « est sans doute une des lois fondamentales de l'existence Â» donc « qui peut dire que l'homme [sic] a atteint les limites de ses capacités ? Â» [George Barrett, Objections to Anarchism (Objections à l'anarchisme), pp. 360-361.]

Pour deux discussions utiles sur les idées anarchistes concernant la nature humaine, voir Peter Marshall, Human nature and anarchism, David Goodway (ed.), For Anarchism: History, Theory and Practice, pp. 127-149 (La nature humaine et l'anarchisme, Pour l'anarchisme : Histoire, théorie et pratique.) et David Hartley, Communitarian Anarchism and Human Nature, Anarchist Studies, vol. 3, no. 2, Automne 1995, pp. 145-16 (L'anarchisme communautaire et la nature humaine, Études anarchistes). Les deux réfutent l'idée que les anarchistes pensent que les êtres humains sont naturellement bons.

A.2.16 L'anarchisme requiert-il des gens "parfaits" pour que ça fonctionne ?

Non, l'anarchie n'est pas une utopie, une société « parfaite. Â» C'est une société humaine, avec les problèmes, les espoirs et les peurs associés aux êtres humains. Les anarchistes ne pensent pas que les êtres humains doivent être « parfaits Â» pour que l'anarchie fonctionne. Ils/elles doivent seulement être libres. Comme le disent Stuart Christie et Albert Meltzer :

« [Une] erreur courante [est] que le socialisme révolutionnaire [c'est-à-dire l'anarchisme] est une « idéalisation Â» des ouvriers et que le simple témoignage de leurs fautes présentes est la réfutation de la lutte des classes [...] il apparaît moralement irréaliste qu'une société libre [...] puisse exister sans perfection morale ou éthique. Mais quand il s'agit du renversement de la société [existante], nous pouvons ignorer les défauts et les préjugés des gens, tant qu'ils ne sont pas institutionnalisés. On peut voir sans inquiétude le fait [...] que les ouvriers parviennent à prendre le contrôle de leur lieu de travail bien longtemps avant qu'ils aient acquis les grâces sociales des « intellectuels Â» ou qu'ils aient perdu tous les préjugés de la société actuelle, de la discipline familiale à la xénophobie. En quoi cela serait important puisqu'ils pourraient faire tourner les usines sans maîtres ? Les préjugés s'évanouissent avec la liberté et ne peuvent fleurir que quand le climat social leur est favorable. [...] Ce que nous disons, c'est [...] qu'une fois que la vie peut continuer sans une quelconque autorité imposée par « en-haut Â» — et l'autorité imposée ne peut survivre sans le retrait de la main-d'oeuvre à son service — les préjugés de l'autoritarisme disparaitront. Il n'y a pas d'autre remède que le processus libre de l'éducation. Â» [Stuart Christie et Albert Meltzer, The Floodgates of Anarchy (Les vannes de l'anarchie), pp. 34-35.].

Évidemment, nous pensons qu'une société libre « produira Â» des gens plus en adéquation avec leur individualité et leurs besoins, et ceux des autres, ce qui aura pour conséquence de réduire les conflits individuels. Les disputes qui pourraient encore avoir lieu seraient résolues par des méthodes raisonnables, par exemple par l'emploi de jurys, de tierces parties mutuelles, ou d'assemblées de la communauté et du lieu de travail (voir la section I.5.8 pour une discussion sur les activités antisociales et les disputes et leur mode de résolution).

Comme l'argument l'« anarchisme-est-contre-la-nature-humaine Â» (voir la section A.2.15), les opposants à l'anarchisme supposent habituellement que dans une société anarchiste, les gens doivent être « parfaits Â» : des gens qui ne sont pas corrompus par le pouvoir quand ils sont en position d'autorité, des gens qui sont bizarrement insensibles aux effets déformants de la hiérarchie, des privilèges et ainsi de suite. Toutefois, les anarchistes ne prétendent pas accéder à la perfection humaine. Nous reconnaissons simplement que conférer le pouvoir dans les mains d'une personne ou d'une élite n'est jamais une bonne idée, puisque les gens ne sont pas parfaits.

On doit noter que l'idée que l'anarchisme requiert un(e) homme/femme nouvel(le) est souvent avancée par les opposants à l'anarchisme pour le discréditer, et souvent, pour justifier le maintien de l'autorité hiérarchique, en particulier les relations capitalistes de production. Après tout, les gens sont imparfaits et il est peu probable qu'ils le deviennent un jour. Les opposants se jettent ainsi sur tout exemple de gouvernement qui tombe et le chaos qui en résulte pour prouver que l'anarchisme est utopique. Les médias ne proclament-ils pas qu'un État sombre dans l'« anarchie Â» à chaque fois qu'il y a un bouleversement dans « l'ordre et la loi Â» et que le pillage s'installe ?

Les anarchistes ne sont guère impressionné(e)s par cet argument. Un instant de réflexion permet en effet de le contredire et de révéler l'erreur grossière des détracteurs de l'anarchisme, puisqu'ils supposent une société anarchiste sans anarchistes ! [Une affirmation équivalente est formée par les "anarcho"-capitalistes pour discréditer le vrai anarchisme. Toutefois leur « objection Â» déconsidère leur revendication de l'anarchisme puisqu'ils supposent implicitement une société anarchiste sans anarchistes !] Pas besoin de dire qu'une « anarchie Â» faite de gens qui voient encore le besoin de quelconques autorité, propriété ou étatisme se transforme rapidement en société autoritaire (c'est-à-dire non anarchiste). En effet, même si le gouvernement disparaît demain, le même système se développerait encore, car « la force d'un gouvernement ne réside pas en elle-même, mais dans le peuple. Un grand tyran peut très bien être un idiot, et non un surhomme. Sa force ne réside pas en lui mais dans la superstition qu'ont les gens de croire qu'il est normal de lui obéir. Tant que cette superstition existe, il est inutile qu'un quelconque libérateur vienne couper la tête de la tyrannie ; le peuple en créera un nouveau, puisqu'il a grandi dans l'habitude de dépendre de quelque chose hors lui-même. Â» [George Barrett, Objections to Anarchism (Objections à l'anarchisme), p. 355. À lire ici.]

Pour citer Alexandre Berkman :

« Nos insitutions sociales sont basées sur certaines idées ; tant que ces-dernières sont acceptées ou suivies par la majorité, les institutions construites dessus sont sauves. Les gouvernement restent forts parce que le peuple pense que l'autorité politique et la coercition légale sont nécessaires. Le capitalisme durera tant que un tel système sera considéré comme juste et adéquat. L'affaiblissement des idées qui soutiennent les conditions malsaines et oppressives actuelles signifie l'effondrement du gouvernement et du capitalisme. Â» [Alexandre Berkman, What is Anarchism? (Qu'est-ce que l'anarchisme), p. xii. À lire sur libcom.org.]

En d'autres termes, l'anarchie a besoin d'anarchistes pour être créée et pour survivre. Mais ces anarchistes n'ont pas besoin d'être parfait(e)s, seulement de s'être libéré(e)s par leur propres moyens de la superstition que les relations de commandement-et-obéissance et que les droits de la propriété capitaliste sont nécessaires. L'hypothèse implicite dans l'idée que l'anarchie nécessite des gens « parfaits Â» est que la liberté soit accordée, et non prise. Par conséquent, la conclusion évidente qui peut en être tirée est qu'une anarchie qui requerrait des gens « parfaits Â» échouerait. Mais cet argument fait l'impasse sur le besoin d'auto-activité et d'auto-libération pour créer une société libre. Pour les anarchistes, « l'Histoire n'est rien d'autre qu'une lutte entre dirigeants et dirigés, entre oppresseurs et oppressés. Â» [Pierre Kropotkine, Act for Yourselves, p. 85.] Les idées évoluent grâce à la lutte et, par conséquent, grâce à la lutte contre l'oppression et l'exploitation, nous ne changeons pas que le monde, mais aussi nous-mêmes. C'est donc la lutte pour la liberté qui crée des individus capables de prendre des responsabilités pour leur propre existence, communauté et planète. Des individus capables de vivre en égaux/ales dans une société libre, et donc de rendre l'anarchie possible.

Donc le chaos qui souvent résulte de la disparition d'un gouvernement n'est pas l'anarchie, de fait, mais un cas contre l'anarchisme. Cela veut simplement dire que les conditions nécessaires à la création d'une société anarchiste n'existent pas. L'anarchie est plutôt le produit d'une lutte collective au sein de la société, et non pas le produit de bouleversements externes. Il faut noter que les anarchistes ne pensent pas non plus qu'une telle société anarchiste apparaîtra dans « l'immédiat Â». Nous voyons plutôt la création de l'anarchie comme un processus, et non pas comme un événement. Les tenants et les aboutissants de son fonctionnement sont susceptibles d'évoluer avec le temps à la lumière des expériences et des circonstances objectives, et non pas dans une forme parfaite immédiatement (voir la section H.2.5 pour une discussion sur la pensée marxiste à ce sujet).

Par conséquent les anarchistes ne pensent pas que des individus « parfaits Â» sont nécessaires pour que l'anarchisme fonctionne car un anarchiste n'est pas « un libérateur avec pour mission divine de libérer l'humanité, mais il fait partie de cette humanité qui lutte pour la liberté. Â» Ainsi, « si, par un quelconque moyen externe, une Révolution Anarchiste pouvait avoir lieu, pour ainsi dire fournie clef en mains et imposée au peuple, c'est vrai qu'il la rejetterait et recréerait la vieille société. Si, d'un autre côté, le peuple développerait ses idées de liberté et qu'il mettrait à bas lui-même ma dernière forteresse de la tyrannie — le gouvernement — alors effectivement la révolution serait définitivement réalisée. Â» [George Barrett, Op. Cit., p. 355.]

Loin de là l'idée qu'une société anarchiste doive attendre que tout le monde soit anarchiste pour s'accomplir. Il est hautement improbable, par exemple, que les riches et les puissants reconnaissent tout à coup leurs erreurs et renoncent volontairement à leurs privilèges. Face à un mouvement anarchiste de plus en plus grand, l'élite dirigeante a toujours utilisé la répression pour défendre sa position dans la société. L'utilisation du fascisme en Espagne (voir la section A.5.6) et en Italie (voir la section section A.5.5) montre jusqu'où la classe capitaliste peut s'abaisser. L'anarchisme sera créé malgré l'opposition de la minorité dirigeante et, par conséquent, devra se défendre contre les tentations de celle-ci de recréer l'autorité (voir la section H.2.1 pour une réfutation de l'affirmation marxiste comme quoi les anarchistes rejettent le besoin de défendre une société anarchiste contre les contre-révolutions).

Les anarchistes préfèrent plutôt se concentrer sur le fait de persuader celles et ceux qui sont opprimé(e)s et exploité(e)s qu'ils/elles ont le pouvoir de résister et, au final, de détruire l'oppression et l'exploitation en détruisant les institutions sociales qui les causent. Comme le dit Errico Malatesta : « nous avons besoin du soutien des masses pour former une force suffisante afin de réaliser la tâche de changement radical dans l'organisme social en dirigeant l'action des masses, nous devons nous rapprocher d'elles, les accepter comme elles sont, et à partir de leurs rangs chercher à les "pousser" vers l'avant autant que possible. Â» [Errico Malatesta, Errico Malatesta: His Life and Ideas (Errico Malatesta : sa vie et ses idées), pp. 155-156.] Cela créera les conditions qui rendront possible une évolution rapide vers l'anarchisme, « L'idée du communisme anarchiste, représentée aujourd'hui par de faibles minorités, mais se précisant de plus en plus dans l'esprit populaire, fera son chemin dans la grande masse. [...] Celle-ci [la révolution], éclatant en même temps sur mille points du territoire, empêchera l'établissement d'un gouvernement quelconque qui puisse entraver les événements, et la révolution sévira jusqu'à ce qu'elle ait accompli sa mission : l'abolition de la propriété individuelle et de l'État. Â» [Pierre Kropotkine, Paroles d'un révolté, p. 95.]. D'où l'importance qu'attachent les anarchistes à répandre leurs idées : cela crée des anarchistes conscients à partir de personnes avec de simples interrogations sur les injustices du capitalisme et de l'État.

Ce processus est favorisé par la nature hiérarchique de la société : celles et ceux qui y sont naturellement sujet(te)s développent une résistance. Les idées anarchistes fleurissent spontanément à travers la lutte. Comme nous le verrons dans la section I.2.3, les organisation anarchistes sont souvent créées comme composantes de la résistance à l'oppression et l'exploitation qui sont l'apanage de tout système hiérarchique. Ces organisations peuvent, potentiellement, être le cadre de nouvelles sociétés. En tant que telles, la création d'institutions libertaires est donc toujours possible quelque soit la situation. Des expériences populaires peuvent entraîner le peuple vers des conclusions anarchistes, à savoir la prise de conscience que l'État n'existe que pour protéger les riches et les puissants et de retirer tout pouvoir aux masses. Bien qu'il soit nécessaire pour organiser le système de classe et le fonctionnement de la société hiérarchique, il ne l'est pas pour organiser la société de manière juste et égalitaire. Toutefois, sans une présence anarchiste consciente, toute tendance libertaire sera probablement utilisée, maltraitée et finalement détruite par des partis ou des groupes religieux qui recherchent le pouvoir sur les masses (la Révolution russe en est l'exemple le plus fameux). C'est pour cette raison que les anarchistes s'organisent pour influencer la lutte et diffuser leurs idées (voir la section J.3 pour plus de détails). Nous n'aurons « atteint l'anarchie, ou fait un pas vers l'anarchie Â» que quand les idées anarchistes « acquièrent une influence prédominante Â» et sont « acceptées par une portion suffisamment grande de la population. Â» Car l'anarchie « ne peut pas s'imposer à l'encontre des désirs du peuple. Â» [Errico Malatesta, Op. Cit., p. 159 et p. 163.]

Pour conclure, la création d'une société anarchiste ne dépend pas du fait que les individus soient parfaits mais plutôt du fait qu'une grande majorité de la population soit anarchiste et veule réorganiser la société de façon libertaire. Cela n'éliminera évidemment pas les conflits individuels ni ne créera du jour au lendemain une humanité pleinement anarchiste mais posera les fondations de l'élimination progressive de tous les préjugés et de tous les comportements antisociaux qui resteront après la lutte pour le changement de la société qui aura rendu révolutionnaires tou(te)s celles et ceux qui y auront participé.

A.2.17 Est-ce que la plupart des gens ne sont pas trop stupides pour qu'une société libre puisse exister ??

Nous sommes désolés de devoir inclure cette question dans une FAQ anarchiste, mais nous savons que beaucoup d'idéologues politiques supposent explicitement que les gens du commun sont trop stupides pour pouvoir contrôler leurs propres vies et vivre en société. Dans tous les courants politiques, de gauche à droite, se trouvent des personnes qui font cette supposition. Qu'ils soient Léninistes, Fabiens ou Objectivistes, on suppose que seuls les membres d'un petit groupe d'élus sont des créateurs intelligents et que ces personnes devraient diriger les autres. Habituellement, cet elitisme est masqué par une rhétorique fine et abondante au sujet de la "Liberté," la "Démocratie" et d'autres platitudes avec lesquelles les ideologues essayent de mater la pensée critique des personnes en leur disant ce qu'ils veulent entendre.

Il n'est, naturellement, pas surprenant que ceux qui croient aux élites « naturelles Â» se classent toujours dedans. Nous avons encore du chemin pour découvrir un "objectiviste", par exemple, qui se considère une partie de la grande masse des "seconds couteaux" ou qui se tient prêt à devenir un nettoyeur de sanitaires dans l' « idéal Â» inconnu du « vrai Â» capitalisme. Toute personne lisant un texte élitiste se considérera comme étant un membre des « rares élus Â». Il est « normal Â» dans une société élitiste de considérer les élites comme étant naturelles et de vous penser vous-même comme un membre potentiel de cette élite !

L'examen de l'histoire prouve qu'il y a une idéologie de base élitiste qui a été la rationalisation essentielle de tous les états et des classes dirigeante depuis leurs apparitions au début de l'âge de bronze. Cette idéologie change simplement son apparence, non son contenu intérieur de base.

Pendant les Ages Sombres (NDT : le moyen age ?), par exemple, elle a été mise en forme par les chrétiens, pour s'adapter aux besoins de la hiérarchie de l'église. Le dogme « divinement révélé Â» le plus utile à l'élite était celui du "péché originel" : selon lequel les êtres humains sont fondamentalement des créatures dépravées et incompétentes qui ont besoin de guide pour les diriger, avec des prêtres comme médiateurs nécessaires entre les humains ordinaires et « dieu Â». L'idée que les gens du commun sont fondamentalement stupides et incapables de se régir est ainsi un reste de cette doctrine, un relicat des Ages Sombres.

En réponse à tout ceux qui clament que la plupart des gens sont des « seconds couteaux Â» ou qu'ils ne peuvent développer rien d'autre que la « conscience de syndicat Â», tout ce que nous pouvons dire est que c'est une absurdité qui ne peut pas résister même à un regard superficiel sur l'histoire, en particulier sur le mouvement ouvrier. Les puissances créatrices de ceux qui luttent pour la liberté sont souvent vraiment étonnantes, et si ces puissance et inspirations intellectuelles ne se voient pas dans la société « normale Â», c'est l'acte d'accusation le plus clair possible des effets d'amortissement de la hiérarchie et de la conformité produite par l'autorité. (voir également la section B.1 pour davantage sur les effets de la hiérarchie). Comme Bob Black le note :

« Vous êtes ce que vous faites. Si vous faites un travail stupide, ennuyeux et monotone, il y a de fortes chances pour que vous finissiez par être à votre tour stupide, ennuyeux et monotone. Le travail est une explication bien meilleure pour la cretinisation rampante tout autour de nous que même des mécanismes abrutissant aussi significatifs que la télévision et l'éducation. Les gens qui sont enrégimentés toute leur vie, passe au travail depuis l'école et sont encadrés par la famille dans le commencement et la maison de repos à la fin, sont habitué à la hiérarchie et sont psychologiquement asservi. Leur aptitude pour l'autonomie est tellement atrophiée que leur crainte de la liberté est parmi leurs quelques phobies rationnellement fondées. Leur formation d'obéissance au travail se reporte dans les familles qu'ils créent, de ce fait reproduisant le système de plus d'une manière, et dans la politique, la culture et partout ailleurs. Une fois que vous évacuez la vitalité des personnes au travail, elles se soumettront probablement à la hiérarchie et à l'expertise dans tout. Elles y sont habituées. Â» [The Abolition of Work]

Quand les élitistes essayent de concevoir la libération, ils peuvent seulement la voir comme un don aux opprimés venant de gentilles (pour des léninistes) ou de stupides (pour les objectivistes) élites. Il n'est pas très étonnant, alors, que ces systèmes échouent. Seule l'auto-libération peut produire une société libre. Les effets destructeurs et perturbants de l'autorité peuvent seulement être surmontés par l'auto-activité. Les quelques exemples d'une telle auto-libération prouvent que la plupart des personnes, autrefois considérées incapables de vivre en liberté, sont plus que bien adaptées à cette tâche.

Ceux qui proclament leur « supériorité Â» le font souvent par crainte que leur autorité et leur pouvoir soient détruits une fois que les gens se seront libérés eux-mêmes des mains débilitantes de l'autorité et se seront rendu compte que, comme le disait Max Stirner, « Les grands ne sont grands que parce que nous sommes sur nos genoux. Â» Comme Emma Goldman le remarque, au sujet de l'égalité des femmes, « Les accomplissements extraordinaires des femmes dans chaque secteur ont détruits pour toujours ce discours lâche sur l'inferiorité des femmes. Ceux qui s'accrochent toujours à ce fetiche font ainsi parce qu'elles ne détestent rien de plus que voir leur autorité défiée. C'est la caractéristique de toute l'autorité, celle du maître sur ses esclaves, ou des hommes sur les femmes. Cependant, partout, la femme s'échappe de sa cage, partout elle va en avant avec de grandes foulées." [Vision on Fire, p. 256]

Les mêmes commentaires sont applicables, par exemple, aux expériences très réussies de l'auto-gestion des ouvriers pendant la révolution espagnole, pour citer Rousseau : « Quand je vois les multitudes de sauvages entièrement nus dédaignent les voluptés européennes et supporter la faim, le feu, l'épée, et la mort pour préserver seulement leur indépendance, j'estime qu'il n'y pas besoins d'être un esclave pour raisonner au sujet de la liberté." [cité par Noam Chomsky, "Anarchisme, Marxisme et Espoir pour le Futur", Red and Black Revolution, No. 2]

A.2.18 Les anarchistes soutiennent-ils le terrorisme ?

Non, ceci pour trois raisons.

Le terrorisme signifie cibler ou ne pas se soucier de tuer des innocents. L'anarchie pour exister, doit être créé par la masse des personnes. On ne peut pas convaincre les gens de ses idées en les leur soufflant. Deuxièmement, l'anarchisme est pour l'auto-libération. On ne peut pas souffler un rapport social. La liberté ne peut pas être créé par les actions d'une quelconque élite detruisant des dirigeants au nom de la majorité. Autrement dit, une "structure fondée sur des siècles d'histoire ne peut pas être détruite avec quelques kilos d'explosifs" [Kropotkine, cité par A. Martin Millar, Kropotkine, p. 174]. Aussi longtemps que les gens sentent le besoin de dirigeants, de hiérarchie existe (voir la section A.2.16 pour en savoir plus). Comme nous l'avons souligné plus haut, la liberté ne peut être donnée, seulement prise. Enfin, l'anarchisme vise la liberté. D'où l'observation de Bakounine que "lorsque l'on effectue une révolution pour la libération de l'humanité, il faut respecter la vie et la liberté des hommes [et des femmes]" [cité par K.J. Kenafick, Michael Bakounine et Karl Marx, p. 125]. Pour les anarchistes, les moyens déterminent les fins et le terrorisme de par sa nature même est une violation de la vie et de la liberté des individus et ne peut donc pas être utilisée pour créer une société anarchiste. L'histoire, par exemple, de la Révolution russe, a bien confirmé les dires de Kropotkine que "très triste serait la révolution à venir si elle ne peut triompher de la terreur" [cité par Millar, op. Cit., P. 175].

De plus, les anarchistes ne sont pas contre les individus, mais contre les institutions et les relations sociales à l'origine du fait que certains individus aient le pouvoir sur les autres et abusent (c'est-à-dire l'utilisent) de ce pouvoir. Par conséquent, la révolution anarchiste a pour but de détruire les structures, non pas les personnes. Comme Bakounine l'a souligné, "nous souhaitons ne tuer personnes, mais abolir les statuts et ses avantages" et l'anarchisme "ne signifie pas la mort des individus qui composent la bourgeoisie, mais la mort de la bourgeoisie en tant qu'entité économique, politique et sociale distincte de la classe ouvrière" [The Basic Bakunin, p. 71 et p. 70]. En d'autres termes, "Vous ne pouvez pas souffler un rapport social" (pour citer le titre d'une brochure anarchiste qui présente le cas anarchiste contre le terrorisme).

Comment se fait-il, alors, que l'anarchisme soit associé à la violence? C'est en partie parce que l'État et les médias insistent en se référant à des terroristes qui ne sont pas anarchistes comme des anarchistes. Par exemple, le gang allemand Baader-Meinhoff sont souvent appelés "anarchistes" en dépit de leur auto-proclamé marxisme-léninisme. Et cela, malheureusement, fonctionne. De même, comme Emma Goldman l'a fait remarqué, "il est un fait connu de presque tous ceux familiers avec le mouvement anarchiste que d'un grand nombre d'actes [violent], pour lesquels les anarchistes ont à souffrir, que ce soit à l'origine de la presse capitaliste ou qui ont été commis, si ce n'est pas directement perpétré, par la police" [Red Emma Speaks, p. 262].

Un exemple de ce processus en travail peut être vu de l'actuel mouvement anti-globalisation. À Seattle, par exemple, les médias ont rapportés "la violence" des manifestants (en particulier des anarchiste) pour le moment elles se sont élevées à quelques fenêtres cassées. La réalité d'une beaucoup plus grande violence de la police contre les manifestants (qui, soit dit en passant, a commencé avant la rupture d'un guichet unique) n'a pas été jugé digne de commentaire. Par la suite, la couverture médiatique des manifestations antiglobalisation a suivi ce modèle, l'anarchisme étant relié fermement à la violence en dépit que les manifestants ont été ceux qui ont souffert le plus de la violence aux mains de l'État. En tant que militante anarchiste Starhawk note, "si casser une fenêtre et se défendre contre les flics qui attaquent est de -la violence-, donnez-moi un nouveau mot, un mot mille fois plus fort, à utiliser lorsque les flics battent des personnes non résistantes en les mettant dans le coma" [Staying on the Streets, p. 130]

De même, lors des manifestations de Gênes en 2001, les grands médias ont présentés les manifestants comme violents, même si c'est l'Etat qui a tué l'un d'entre eux et hospitalisés de nombreux milliers d'autres. La présence d'agent provocateurs de la police dans la création de la violence a été mise sous silence par les médias. Starhawk a noté qu'à la suite, à Gênes, "nous avons rencontré une politique soigneusement orchestré de campagne de terrorisme d'État. La campagne a inclus la désinformation, le recours à des éléments infiltrés et provocateurs, la collusion avec des groupes fascistes avoués..., Le ciblage délibéré des groupes non-violents par des tirs à gaz et des coups, des brutalités policières endémiques, de la torture des prisonniers, de la persécution politique pour les organisateurs... Ils ont fait tout ça ouvertement, d'une manière qui indique qu'ils n'avaient pas de crainte des répercussions et des protections politiques prévues des hautes sphéres" [Op. Cit., Pp. 128-9]. Cela n'a, sans surprise, pas été rapportées par les médias.

Les manifestations suivantes ont vu les médias céder dans encore plus de battage anti-anarchiste, inventant des histoires pour présenter les anarchistes comme des individus haineux planifiant la violence de masse. Par exemple, en Irlande en 2004, les médias ont rapporté que les anarchistes avaient planifiés d'utiliser des gaz toxiques au cours des célébrations à Dublin de l'UE. Bien sûr, la preuve d'un tel plan n'a pas été trouvé et aucune action de telle n'est arrivé. Ni l'émeute dont les médias disaient que les anarchistes organisaient. Un processus similaire de la désinformation a accompagné des manifestations anti-capitaliste du Premier Mai à Londres et dans les manifestations contre le Congrès national républicain à New York. En dépit d'être constamment démenti après l'événement, les médias impriment toujours des histoires effrayantes de violence anarchiste (même à inventer des événements, par exemple Seattle, pour justifier leurs articles et de diaboliser l'anarchisme plus loin). Ainsi, le mythe que l'anarchisme est égal à la violence est perpétrée. Inutile de dire que les même journaux qui en rajoutaient sur la (inexistante) menace de violence anarchiste sont restés muets sur la violence de la réalité, et de la répression par la police contre des manifestants qui se sont produits lors de ces événements. Ni qu'ils se soient excusés après que leurs (sans preuves) histoires morbides aient été exposés comme un non-sens, ce qu'elles étaient, suite aux événements.

Cela ne signifie pas que les anarchistes n'aient pas commis d'actes de violence. Ils en ont faits (comme l'ont fait les membres d'autres mouvements politiques et religieux). La raison principale de l'association du terrorisme avec l'anarchisme est du fait de la période de "propagande par le fait" dans le mouvement anarchiste.

Cette période - à peu près, de 1880 à 1900 - a été marquée par un petit nombre d'anarchistes assassinant des membres de la classe dirigeante (la royauté, les hommes politiques, etc.). À sa pire période, des théâtres et des magasins fréquentés par les membres de la bourgeoisie furent ciblées. Ces actes ont été appelé "la propagande par le fait". Le soutien Anarchiste pour la tactique a été galvanisé par l'assassinat du tsar Alexander II en 1881 par les populistes russes (cet événement a incité le célèbre éditorial de Johann Most dans Freiheit, intitulé "At Last!", Qui célèbre le régicide et l'assassinat des tyrans). Toutefois, il y avait des raisons plus profondes pour que les anarchistes appuyent cette tactique: tout d'abord, la vengeance pour les actes de répression dirigées vers la classe des travailleurs et, deuxièmement, en tant que moyen d'encourager les gens à la révolte en montrant que leurs oppresseurs peuvent être vaincus.

Compte tenu de ces raisons, ce n'est pas par hasard que la propagande par le fait ait commencé en France, après plus des 20 000 décès qui furent dus à l'Etat français lors de la répression brutale vis à vis de la Commune de Paris, où de nombreux anarchistes ont été tués. Il est intéressant de noter que, bien que la violence anarchiste en revanche de la répression de la Commune est relativement bien connue, les meurtres de masse des communards par l'état est relativement inconnue. De même, il peut être connu que l'anarchiste italien Gaetano Bresci a assassiné le roi Humbert Ier d'Italie en 1900 ou que Alexandre Berkman a tenté de tuer le gestionnaire Henry Clay Frick de Carnegie Steel Corporation en 1892. Ce qui est souvent inconnu, c'est que les troupes de Umberto ont tirés et tués des paysans qui protestaient ou que la Frick's Pinkertons a également assassiné et immobilisé des travailleurs à Homestead.

Cette minimisation de la violence étatique et capitaliste n'est guère surprenante. "Le comportement de l'Etat est la violence", fait remarquer Max Stirner, "et il appelle sa violence 'loi' ; celle de l'individu, de 'crime'" [L'unique et sa propriété, p. 197]. Il n'est alors guère étonnant que la violence anarchiste soit condamné, mais la répression (et souvent la pire violence) qu'il a provoqué est ignoré et oublié. Les anarchistes montrent l'hypocrisie de l'accusation selon laquelle les anarchistes sont "violents", étant donné que ces accusations proviennent des partisans du gouvernement ou des gouvernants eux-mêmes, des gouvernements "qui sont entrés en vigueur par la violence, qui se maintiennent au pouvoir par la violence, et qui utilisent la violence pour mater constamment la rébellion et intimider les autres nations" [Howard Zinn, L'Zinn Reader, p. 652].

Nous pouvons avoir une idée de l'hypocrisie entourant la condamnation de la violence anarchiste par des non-anarchistes en considérant leur réponse à la violence de l'État. Par exemple, de nombreux individus et journaux capitaliste dans les années 1920 et 1930 ont célébrés le fascisme aussi bien Mussolini que Hitler. Les anarchistes, en revanche, ont combattu le fascisme jusqu'à la mort et ont tenté d'assassiner Mussolini et Hitler. De toute évidence, soutenir les dictatures meurtrières n'est pas de la «violence» et du «terrorisme», mais résister à ces régimes en est ! De même, les non-anarchistes peuvent soutenir des États autoritaires et repressifs, la guerre et la répression des grèves et des troubles par la violence ( "rétablir la loi et l'ordre") et ne pas être considérés comme "violents". Les anarchistes, en revanche, sont condamnés comme «violent» et «terroristes» parce que quelques-uns d'entre eux ont tentés de se venger de tels actes d'oppression et de la violence capitaliste / étatique ! De même, il semble que le comble de l'hypocrisie est pour quelqu'un de dénoncer les "violences" anarchistes qui produisent quelques fenêtres cassées, par exemple, à Seattle, tout en soutenant la violence de la police en imposant la règle de l'État ou, pire encore, en soutenant l'invasion américaine en Irak en 2003. Si quelqu'un doit être considéré comme violent, c'est le partisan de l'État et de ses actions malgré que personne ne voit l'évidence et "déplore le type de violence que déplore l'état, et nous applaudissons à la violence que l'état pratique" [Christie and Meltzer, The Floodgates of Anarchy, p. 132].

Il doit être noté que la majorité des anarchistes ne soutiennent pas cette tactique. De ceux qui ont commis des "propagande par le fait" (parfois appelées "Attentats"). comme Murray Bookchin le rappelle, seuls "quelques... Étaient membres de groupes anarchistes. La majorité... étaient solistes" [The Spanish Anarchists, p. 102]. Inutile de dire que l'état et les médias ont mis tous les anarchistes dans le même sac. Ils continuent à le faire, généralement à tort (dans le genre, blamant Bakounine de tels actes, alors qu'il était mort des années avant même que la tactique soit discuté dans les milieux anarchistes ou labellisant des groupes non-anarchiste d'anarchistes !).

Dans l'ensemble, la phase de "propagande par le fait" de l'anarchisme a été un échec, comme la grande majorité des anarchistes ont bientôt pu le voir. Kropotkine peut être considéré comme typique. Il n'a jamais aimé le slogan de propagande par le fait, et ne l'utilise pas pour décrire ses propres idées d'action révolutionnaire". Toutefois, en 1879, tout en "insistant sur l'importance de l'action collective" il a commencé à "exprimer une sympathie et un intérêt dans les Attentats" (ces "formes collectives d'action" ont été considérées comme agissant "au niveau syndical et au niveau communal") . En 1880, il "est devenu moins préoccupé par l'action collective et cet enthousiasme pour les actes de révolte par des particuliers et des petits groupes a augmenté". Cela n'a pas duré et Kropotkine a bientôt attaché "de moins en moins d'importance pour des actes isolés de révolte" en particulier une fois, "il a vu de plus grandes possibilités de développement de l'action collective dans le nouveau syndicalisme militant" [Caroline Cahm, Kropotkin and the Rise of Revolutionary Anarchism, p. 92, p. 115, p. 129, pp. 129-30, p. 205]. À la fin des années 1880 et au début des années 1890, il est venu à refuser de tels actes de violence. Cela était dû en partie à la simple répulsion face aux pire actes (comme l'attentat à la bombe au Théâtre de Barcelone en réponse aux meurtres par l'état d'anarchistes impliqués dans le soulèvement de Jerez en 1892 et l'attentat à la bombe d'Emile Henry dans un café en réponse à la répression étatique) et en partie en raison de la conscience que ça entravait la cause anarchiste.

Kropotkine a reconnu que la "vague d'actes terroristes" des années 1880 a provoqué "les autorités à prendre des mesures de répression contre le mouvement" et qui "n'était pas à son avis conforme à l'idéal anarchiste et n'a fait que peu ou rien pour promouvoir la révolte populaire". En outre, il était "inquiet de l'isolement du mouvement vis à vis des masses" qui "a augmenté plutôt que diminué suite aux préoccupations de" propagande par le fait. Il "a vu la meilleure possibilité de révolution populaire dans le... développement du nouveau militantisme dans le mouvement ouvrier. A partir de maintenant, il a porté de plus en plus d'attention sur l'importance des minorités révolutionnaires travaillant parmi les masses pour développer l'esprit de révolte". Cependant, même au début des années 1880 lorsque son soutien à des actes de révolte (sinon pour la propagande par le fait) a été le plus élevé, il a vu la nécessité collective de la lutte des classes et, par conséquent, "Kropotkine a toujours insisté sur l'importance du mouvement ouvrier dans les luttes pour amener à la révolution" [Op. Cit., Pp. 205-6, p. P. 208 et 280].

Kropotkine n'est pas le seul. De plus en plus d'anarchistes en sont venus à voir que la "propagande par le fait" était comme donner à l'État une excuse pour réprimer à la fois les anarchistes et les mouvements ouvriers. En outre, elle a donné aux médias (et les adversaires de l'anarchisme) une chance d'associer l'anarchisme à la violence aveugle, aliénant ainsi la plus grande partie de la population du mouvement. Cette fausse association est renouvelé à chaque occasion, indépendamment des faits (par exemple, même si les individualistes anarchistes ont rejeté totalement la "propagande par le fait", ils ont également été souillées par la presse comme« violent »et « terroristes »).

En outre, comme Kropotkine l'a fait remarquer, l'hypothèse derrière la propagande par l'acte, c'est-à-dire que tout le monde était en attente d'une chance pour se rebeller, était fausse. En fait, les gens sont des produits du système dans lequel ils vivent, d'où ils acceptent la plupart des mythes utilisés pour maintenir ce système en cours. Après l'échec de la propagande par le fait, des anarchistes ont tournés le dos à ce que la plupart du mouvement avait fait de toute façon : encourageant la lutte des classes et le processus d'auto-libération. Ce retour aux racines de l'anarchisme peut être vu par la hausse des syndicats anarcho-syndicalistes après 1890 (voir la section [secA53 A.5.3]). Cette position découle naturellement de la théorie anarchiste, contrairement à l'idée d'actes individuels de violence :

"pour faire la révolution, et spécialement la révolution anarchiste, [il] est nécessaire que les gens soient conscients de leurs droits et de leur force, il est nécessaire qu'ils soient prêts à se battre et prêts à prendre la conduite de leurs affaires en leur propres mains. Il doit être la préoccupation constante des révolutionnaires, le point vers lequel toutes leur activité doit avoir pour objectif, pour parvenir à cet état d'esprit parmi les masses... celui qui attend l'émancipation de l'humanité à venir, non d'une coopération harmonieuse et persistante de tous les hommes [et des femmes] de progrès, mais de l'acte accidentelle ou providentielle de certains actes d'héroïsme, n'est pas mieux que celui qui attendait de l'intervention d'un ingénieux législateur ou d'un général victorieux... Nos idées nous obligent à mettre tous nos espoirs dans les masses, parce que nous ne croyons pas en la possibilité d'imposer le bien par la force et nous ne voulons pas être commandé... Aujourd'hui, ce qui... a été l'aboutissement logique de nos idées, à la condition que notre conception de la révolution et de la réorganisation de la société qui s'impose... [est] de vivre au sein de la population et de gagner les plus à nos idées en prenant activement part à leurs luttes et à leurs souffrances" [Errico Malatesta, "The Duties of the Present Hour", pp. 181-3, Anarchism, Robert Graham (ed.), pp. 180-1]

En dépit que la plupart des anarchistes soient en désaccord tactique avec la propagande par le fait, peu de gens le considèrerait comme du terrorisme ou comme une règle d'assassinat, en toutes circonstances. Les bombardements d'un village au cours d'une guerre, car il pourrait y avoir un ennemi dans celui-ci, c'est du terrorisme, alors que l'assassinat d'un dictateur assassin ou de quelqu'un à la tête d'un état répressif est, au mieux, de la défense et, au pire de la vengeance. Comme les anarchistes l'ont depuis longtemps soulignés, si le terrorisme signifiait "tuer des innocents", alors l'état est le plus grand terroriste de tous (ainsi qu'ayant le plus de bombes et autres armes de destruction disponibles sur la planète). Si les gens commettant des «actes de terrorisme» sont vraiment des anarchistes, ils feraient tout leur possible pour éviter de nuire à des personnes innocentes et n'utiliseraient jamais la ligne étatiste selon laquelle les «dommages collatéraux» sont regrettables, mais inévitables. C'est la raison pour laquelle la grande majorité des actes de "propagande par le fait" ont été dirigés vers des individus de la classe dirigeante, comme les présidents et la royauté, et sont le résultat des précédents actes de violence Étatique et capitalistique.

Ainsi, des actes "terroristes" ont été commis par des anarchistes. C'est un fait. Toutefois, ça n'a rien à voir avec l'anarchisme en tant que théorie socio-politique. Comme Emma Goldman l'a fait valoir, ce n'était pas de l'"Anarchisme, en tant que tel, mais c'est l'abattage brutal de onze travailleurs de l'acier [qui] a été le déclencheur de l'acte d'Alexandre Berkman" [Op. Cit., P. 268]. De même, les membres d'autres groupes politiques et religieux ont également commis de tels actes. Comme le Freedom Group of London l'a fait valoir:

"C'est un truisme de dire que l'homme [ou la femme] dans la rue semble toujours oublier, quand il abuse des anarchistes, quelle que soit la partie ou se trouve être sa bête noire du moment, comme la cause de certaines indignations justement perpétrés. Ce fait incontestable est que les atrocités meurtrières ont, depuis des temps immémoriaux, étés la réponse de classes aiguillonées et désespérées, et d'individus aiguillonés et désespérés, pour donner torts à leurs semblables [dont les femmes], qui à leur avis est intolérable. Ces actes sont de violents recul de la violence, qu'il s'agisse de répression ou d'agression... leur cause ne réside pas dans quelque conviction, mais dans les profondeurs de... la nature humaine elle-même. L'ensemble du cours de l'histoire, politique et sociale, est parsemé de ce genre de preuve" [cité par Emma Goldman, op. Cit., P. 259].

Le terrorisme a été utilisé par de nombreux autres groupes ou partis politiques, sociaux et religieux. Par exemple, des chrétiens, des marxistes, des hindous, des nationalistes, des républicains, des musulmans, des sikhs, les fascistes, des juifs et des patriotes ont tous commis des actes de terrorisme. Peu de ces mouvements ou idées ont été étiquetés comme "terroristes par nature" ou continuellement associés à la violence - ce qui montre que l'anarchisme menace le statu quo. Il n'y a rien de plus tendance que de discréditer et marginaliser une idée pour des personnes malveillantes et / ou mal informés que de représenter ceux qui croient et pratique cela comme des "bombeurs foux" sans opinion ou sans idéaux sur tout, juste d'une folle envie de détruire.

Bien sûr, la grande majorité des chrétiens et d'autres se sont opposés au terrorisme comme moralement répugnant et contre-productif. Ainsi que la grande majorité des anarchistes, en tous temps et tous lieux. Toutefois, il semble que dans notre cas, il est nécessaire de préciser notre opposition au terrorisme maintes et maintes fois.

Donc, pour résumer - seule une petite minorité de terroristes ont été des anarchistes, et seule une petite minorité d'anarchistes ont toujours été des terroristes. Le mouvement anarchiste dans son ensemble a toujours reconnu que les relations sociales ne peuvent pas être assassinés ou bombardé hors de l'existence. Par rapport à la violence de l'État et le capitalisme, la violence anarchiste est une goutte dans l'océan. Malheureusement, la plupart des gens se rappelent que les actes des quelques anarchistes qui ont commis des violences plutôt que les actes de violence et de répression par l'État et le capital qui a poussé à ces actes.

A.2.19 Quelles sont les vues éthiques des anarchistes ?

Les points de vue anarchistes sur l'éthique varient fortement, bien que toutes et tous partagent la conviction commune que chaque individu doive développer son propre sens de l'éthique. Tou(te)s les anarchistes s'accordent avec Max Stirner, à savoir qu'un individu doit se libérer des contraintes de la morale existante et interroger cette morale : « Je décide si cela est la bonne chose pour moi ; il n'y a pas d'autre droit en dehors de moi. Â» [Max Stirner, The Ego and Its Own, p. 189.]

Toutefois, quelques anarchistes seulement iraient aussi loin que Stirner et rejetteraient tout concept d'éthique sociale (cela va sans dire, Stirner considère certains concepts universels, bien qu'ils soient des concepts égoïstes). Pour la plupart des anarchistes, un tel niveau de relativisme moral est presque aussi mauvais que l'absolutisme moral [Le relativisme moral stipule qu'il n'y a pas de bon ou de mauvais à part ce qui convient à un individu tandis que l'absolutisme moral stipule que ce qui est vrai ou faux est indépendant de ce que pensent les individus].

On prétend souvent que la société moderne s'effondre à cause d'un « Ã©goïsme Â» excessif ou d'un relativisme moral. C'est faux. Aller vers le relativisme moral éloigne de l'absolutisme moral. Ce-dernier est encouragé par divers moralistes et vrais croyants car il se base lui-même, subtilement certes, sur l'idée de la raison individuelle. Cependant, puisqu'il réfute l'existence (ou l'attraction) de l'éthique, le relativisme moral est tout sauf le reflet de ce contre quoi il se rebelle. Aucune des deux options (le relativisme et l'absolutisme moraux) ne renforce ou ne libère l'individu.

Par conséquent, ces deux attitudes sont extrêmement attirantes pour les autoritaires, en tant que population qui est incapable de forger sa propre opinion à propos des choses (et qui tolèreront n'importe quoi) et qui suit aveuglement les commandements d'une classe dirigeante. Les autoritaires sont bien entendus très précieux aux yeux de ceux qui sont au pouvoir. Les anarchistes rejettent les deux attitudes en faveur d'une approche évolutionniste de l'éthique basée sur la capacité humaine de développer les concepts éthiques et l'empathie pour généraliser ces concepts en attitudes éthiques au sein de la société autant que chez chaque individu. Une approche libertaire de l'éthique reprend donc l'enquête individuelle critique implicite au relativisme moral mais repose sur des sentiments communs de vrai et de faux. Comme Pierre-Joseph Proudhon le dit :

« Tout progrès commence par une abolition, toute réforme s'appuie sur la dénonciation d'un abus, toute idée nouvelle repose sur l'insuffisance démontrée de l'ancienne. Â» [Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, p. 103.]

La plupart des anarchistes adoptent le point de vue que les standards éthiques, comme la vie, sont en constante évolution. Cela les amène à rejeter les diverses notions de « Loi divine Â», « Loi naturelle Â» et autres, et à s'approprier la théorie du développement éthique basé sur l'idée que les individus sont entièrement habilités à mettre en doute et à évaluer le monde qui les entoure. En fait, ils réclament cette capacité pour être réellement libre. On ne peut pas être anarchiste et accepter aveuglement n'importe quoi ! Michel Bakounine, un des théoriciens fondateurs de l'anarchisme, exprime ainsi ce scepticisme radical :

« Nulle théorie, nul système pré-établi, nul livre jamais écrit ne sauvera le monde. Je suis fidèle à l'absence de système. Je suis un vrai chercheur. Â» [Michel Bakounine, cité par E. H. Carr dans Michel Bakunin, p. 175.]

Tout système éthique non-basé sur le questionnement individuel ne peut être qu'autoritaire. Erich Fromm explique pourquoi :

« Formellement, l'éthique autoritaire nie la capacité humaine de savoir ce qui est bon ou mauvais ; ce qui fixe la norme est toujours une autorité transcendant l'individu. Un tel système est basé non pas sur la raison et la connaissance mais sur le respect de l'autorité et sur les sentiments de faiblesse et de dépendance du sujet ; l'abandon de la prise de décision à l'autorité résulte des pouvoirs magiques de cette dernière ; ses décisions ne peuvent pas et ne doivent pas être mises en doutes. Matériellement, ou d'après le fond, l'éthique autoritaire répond à la question de savoir ce qui est bon ou mauvais en premier lieu en fonction des intérêts de l'autorité, et non pas ceux du sujet ; c'est un système basé sur l'exploitation, bien que le sujet puisse en tirer des bénéfices considérables, psychiques ou matériels. Â» [Erich Fromm, Man For Himself (L'Homme pour lui-même), p. 10.]

Les anarchistes adoptent donc une approche essentiellement scientifique des problèmes. Ils et elles parviennent à des jugements éthiques sans s'appuyer sur la mythologie ou une quelconque aide spirituelle, mais sur les mérites de leur propre esprit. Tout cela grâce à la logique et à la raison, ce qui est une façon de résoudre les question morales bien meilleure que les systèmes obsolètes et autoritaires tels que la religion et certainement meilleure que l'habituel « il n'y a pas de vrai ou de faux Â» du relativisme moral.

Quelles sont les sources des concepts éthiques alors ? Pour Pierre Kropotkine, « La nature est, ainsi, le premier maître qui ait enseigné à l'homme l'éthique, le principe moral. L'instinct social, inné chez l'homme comme chez tous les animaux sociaux, — telle est la source de toutes les notions d'éthique et de toute l'évolution ultérieure de la morale. » [Pierre Kropotkine, L'Éthique.]

En d'autres termes, la vie est à la base de l'éthique anarchiste. Ce qui signifie que, selon les anarchistes, les points de vue éthiques d'un individu proviennent principalement de trois sources :

Ce dernier facteur est essentiel dans le développement d'un sens de l'éthique. Comme le montre Kropotkine, « plus votre imagination est puissante, mieux vous pourrez vous imaginer ce que sent un être que l'on fait souffrir ; et plus intense, plus délicat sera votre sentiment moral [...] et plus vous serez poussé à agir pour empêcher le mal, l'injure ou l'injustice. Et plus vous serez habitué, par les circonstances, par ceux qui vous entourent, ou par l'intensité de votre propre pensée et de votre propre imagination à agir dans le sens où votre pensée et votre imagination vous poussent — plus ce sentiment moral grandira en vous, plus il deviendra habitude. » [Pierre Kropotkine, La Morale anarchiste, p. 14-15.]

Ainsi, l'anarchisme est essentiellement basée sur la maxime morale « traite les autres comme tu voudrais être traité » Les anarchistes ne sont ni égoïstes ni altruistes quand il s'agit de parler positions morales, ils sont tous simplement humain(e)s.

Comme le note Kropotkine, l'égoïsme et l'altruisme partagent les mêmes racines — « malgré les grandes différences entre ses deux actions dans leur conséquence sur l'humanité, la motivation est la même. C'est la quête du plaisir. » [Pierre Kropotkine, Op. Cit., p. 85]

Pour les anarchistes, le sens de l'éthique d'une personne doit se développer par lui-même et requiert le plein usage des capacités mentales de cette personne en tant que partie d'un groupe social, partie d'une communauté. Puisque le capitalisme et toutes les autres formes d'autorité affaiblissent l'imagination et réduisent le nombre d'exutoires pour exercer sa raison, à cause du poids mort de la hiérarchie et de la dislocation de la communauté, il n'est pas étonnant que la vie dans une société capitaliste soit marquée par un âpre mépris d'autrui et par un manque de comportement éthique.

À cela s'ajoute le rôle joué par l'inégalité au sein de notre société. Sans égalité, il ne peut y avoir de vraie éthique :

« La Justice suppose l'Égalité [...] seuls ceux qui considèrent les autres comme des égaux peuvent obéir à cette loi : 'Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse.' Un "possesseur" de serfs et un marchand d'esclaves ne reconnaissent évidemment pas [...] l'impératif catégorique envers les serfs ou les esclaves car ils ne les considèrent pas comme des égaux. » D'où « le plus grand obstacle au maintien d'un certain niveau moral dans nos sociétés actuelles est l'absence d'égalité sociale. Sans une égalité réelle, le sens de la justice ne pourra être universellement développé, car la Justice suppose la reconnaissance de l'Égalité. » [Pierre Kropotkine, Evolution and Environment, p. 88 et 79.]

Le capitalisme, comme toute société, reçoit les comportements éthiques qu'il mérite.

Au sein d'une société qui oscille entre le relativisme moral et l'absolutisme moral, rien d'étonnant à ce que l'égoïsme tende à se confondre avec l'égotisme. La société capitaliste s'assure un appauvrissement de l'individualité et de l'ego en affaiblissant les individus, c'est-à-dire en les empêchant de développer leurs propres idées éthiques et en les encourageant à l'obéissance aveugle envers l'autorité externe. Comme le dit Erich Fromm :

« L'échec de la culture moderne ne repose pas dans son principe individualiste, ni dans l'idée que vertu morale et recherche de son propre intérêt sont identiques, mais dans la détérioration du sens d'intérêt personnel ; non dans le fait que les gens soient trop intéressés par leur intérêt personnel, mais dans celui qu'ils ne soient pas assez concernés avec leur propre moi ; non dans le fait qu'ils soient trop égoïstes, mais dans celui qu'ils ne s'aiment pas assez. » [Erich Fromm, Op. Cit., p. 139.]

Ainsi, à proprement parler, l'anarchisme repose sur un référentiel égoïste — les idées éthiques doivent être l'expression de ce qui nous donne du plaisir en tant qu'individu entier (à la fois rationnel et émotionnel, c'est-à-dire utilisant la raison et l'empathie). Cela amène les anarchistes à rejeter la fausse division entre égoïsme et altruisme et à reconnaître que ce que beaucoup (comme par exemple, les capitalistes) appellent "égoïsme" est en fait l'auto-négation de l'individu et la diminution de ses intérêts personnels. Comme le dit Kropotkine :

« À quoi aspire et à quoi a toujours aspiré la morale, au cours de son élaboration au sein des sociétés animales et humaines, si ce n'est à combattre les tendances étroites de l'égoïsme et à éduquer l'humanité en vue du développement des tendances altruistes ? Les termes mêmes d'«égoïsme» et d'«altruisme» sont impropres, car il n'existe pas d'altruisme pur, dépourvu de tout élément de jouissance personnelle, par conséquent d'égoïsme. Il serait, par conséquent, plus exact de dire que les doctrines morales, l'éthique, visent au développement des habitudes de sociabilité et à l'atténuation des habitudes étroitement personnelles, dans lesquelles sa propre personnalité cache à l'homme la société et qui, en raison de cela, manquent leur but même, qui est le bien de l'individu. Au contraire, l'extension de l'habitude du travail en commun et, en général, de l'entr'aide [sic], amène une série de conséquences bienfaisantes pour la famille et pour la société. » [Pierre Kropotkine, L'Éthique, chapitre 12.]

Donc l'anarchisme repose sur le rejet d'absolutisme moral (c'est-à-dire sur les « Loi divine Â», « Loi naturelle Â», « Nature humaine Â», et autres « A est A Â» [Principe d'identité d'Aristote, aussi énoncé comme « ce qui est est Â» et « ce qui n'est pas n'est pas Â», qui stipule qu'une chose est identique à elle-même.]) et de l'égotisme étroit dans lequel le relativisme moral se complaît si facilement. À la place, les anarchistes reconnaissent qu'il existe des concepts de vrai et de faux en dehors de l'évaluation de ses propres actes par un individu.

Cela est dû à la nature sociale de l'humanité. Les interactions entre individus se développent bien en une maxime sociale qui, selon Kropotkine, peut être résumée ainsi : « Est-ce utile à la société ? Alors c'est bon. — Est-ce nuisible ? Alors c'est mauvais. » Ce qui stipule, toutefois, que ce que les êtres humains pensent du bien et du mal n'est pas immuable et « l'appréciation de ce qui est utile ou nuisible... change, mais le fond reste immuable. » [Pierre Kropotkine, La Morale anarchiste, p. 12 et 13.]

Ce sens de l'empathie basée sur un esprit critique, est la base fondamentale de l'éthique sociale - le 'ce-qui-devrait-être' peut être vu comme critère éthique de la veracité ou de la validité d'un 'ce-qui-est' objectif. Donc, si ils/elles reconnaissent les racines naturelles de l'éthique, les anarchistes considèrent que l'éhique est fondamentalement une idée humaine — le produit de la vie, de la pensée et de l'évolution créé par les individus et généralisées au corps social et à la communauté.

Mais alors, qu'est-ce qu'un comportement immoral, pour les anarchistes ? Principalement tout ce qui renie les accomplissements les plus fondamentaux de l'Histoire : la liberté, l'unicité et la dignité de l'individu.

Les individus peuvent savoir quelles actions sont immorales grâce à l'empathie, qui leur permet de se mettre à la place de celui/celle ou ceux/celles qui souffrent (d'un comportement, d'une action, etc.). Les actions qui restreignent l'individualité peuvent être considérées comme immorales pour deux raisons :

Premièrement, la protection et le développement de l'individualité dans son ensemble enrichissent la vie de chaque individu et procurent du plaisir aux autres grâce à la diversité qu'ils produisent. Cette base égoïste de l'éthique renforce la seconde raison, celle-ci sociale : l'individualité est bénéfique à la société car elle enrichit, renforce et permet l'évolution et la croissance de la communauté et de la vie sociale. Comme Bakounine n'a eu de cesse de le répéter, le progrès s'inscrit dans un mouvement du « simple vers le complexe Â», ou, pour citer Herbert Read, le progrès « est mesuré par le degré de différenciation au sein de la société. Si l'individu est une unité de la masse sociétale, il/elle aura une vie limitée, monotone et mécanique. Si l'individu est une unité de sa propre personne, avec un espace et un potentiel permettant des actions à part [...] il/elle peut se développer - se développer est le seul vrai sens de ce mot - se développer en ayant conscience de sa force, de sa vitalité et de sa joie. » [Herbert Read, The Philosophy of Anarchism, Anarchy and Order, p. 37.]

Cette défense de l'individualité nous provient de la Nature. Dans un écosystème donné, la diversité est la force et donc la biodiversité devient une source de compréhension éthique basique. Dans sa forme la plus basique, elle nous guide pour « nous aider à faire la différence entre nos actions qui servent à la portée de l'évolution naturelle et celles qui la ralentissent. » [Murray Bookchin, The Ecology of Freedom, p. 442.]

Ainsi, la base du concept d'éthique « se trouve [dans] le sentiment social, propre au règne animal tout entier, et [dans] la notion d'équité, qui constitue un des jugements primaires fondamentaux de l'intelligence humaine. » Par conséquent, les anarchistes embrassent « l'existence constante d'une double tendance : d'une part, la tendance à la sociabilité ; de l'autre, et comme résultat de cette dernière, l'aspiration à une intensité plus grande de la vie, par conséquent à un bonheur plus grand de l'individu, à son rapide progrès au point de vue physique, intellectuel et moral. » [Pierre Kropotkine, L'Éthique, chapitres 12 et 2.]

L'attitude anarchiste à l'égard de l'autorité, de l'État, du capitalisme, de la propriété privée vient de notre croyance éthique que la liberté de l'individu prime sur le reste et de notre capacité à l'empathie (de notre égalité basique et de notre individualité commune, en d'autres termes).

Par conséquent l'anarchisme combine l'évaluation subjective de la part des individus d'une série donnée de circonstances et d'actions avec le fait de tirer des conclusions interpersonnelles objectives de ces évaluations basées sur des liens empathiques et des discussions entre individus égaux. L'anarchisme est basé sur une approche humaniste des idées éthiques, qui évolue avec la société et le développement individuel. Donc une société éthique « les différences entre les gens seront respectées, en fait promues, en tant qu'éléments qui enrichissent l'unité de l'expérience et de l'événement [les gens différents] seront perçus comme parties individuelles d'un tout d'autant plus riche du fait de sa complexité. » [Murray Bookchin, Post Scarcity Anarchism, p. 82.]

A.2.20 Pourquoi la plupart des anarchistes sont athées ?

C'est un fait avéré que la plupart des anarchistes sont athées. Ils/elles rejettent l'idée de déité et s'opposent à toute forme de religion, en particulier les Églises. De nos jours, surtout dans les pays d'Europe de l'Ouest laïcisés, la religion a perdu sa place dominante au sein de la société. Cela peut rendre le militantisme athée des anarchistes quelque peu étrange. Toutefois, une fois le rôle néfaste de la religion compris, l'importance de l'athéisme anarchiste devient évident. C'est à cause du rôle de la religion et de ses institutions que les anarchistes se sont acharné(e)s à la fois à réfuter l'idée de religion et à faire de la propagande pour s'y opposer.

Pourquoi beaucoup d'anarchistes se disent athées ? La réponse la plus simple est que la plupart des anarchistes sont athées car l'athéisme est une extension logique des idées anarchistes. L'anarchisme prônant le rejet de l'autorité illégitime, il prône par conséquent le rejet de la soi-disant Autorité Suprême, Dieu. L'anarchisme repose sur la raison, la logique et le raisonnement scientifique, et non pas sur la croyance religieuse. Les anarchistes ont plutôt tendance à être sceptiques que croyant(e)s. La plupart des anarchistes considèrent que les Églises sont imprégnées par l'hypocrisie et que les Livres Saints sont des oeuvres de fiction criblées de contradictions, d'absurdités et d'horreurs. L'abaissement des femmes et le sexisme notoires est infamant. Les hommes sont à peine mieux traités. Nulle part n'est fait mention dans la Bible que les êtres humains ont le droit inhérent à la vie, à la liberté, au bonheur, à la dignité ou à l'auto-gouvernement. Dans la Bible, les humains sont des pécheurs, des vers, des esclaves (figurativement et littéralement, puisque l'esclavage est toléré). Dieu a tous les droits, l'humanité aucun.

Cela n'est guère surprenant, étant donné la nature de la religion. Comme le dit Michel Bakounine :

« L'idée de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice humaines, elle est la négation la plus décisive de l'humaine liberté et aboutit nécessairement à l'esclavage des hommes, tant en théorie qu'en pratique.
« Ã€ moins donc de vouloir l'esclavage et l'avilissement des hommes, comme le veulent les jésuites, comme le veulent les momiers, les piétistes ou les méthodistes protestants, nous ne pouvons, nous ne devons faire la moindre concession ni au Dieu de la théologie ni à celui de la métaphysique. Car dans cet alphabet mystique, qui commence par dire : « A devra fatalement finir par dire Z Â», qui veut adorer Dieu doit, sans se faire de puériles illusions, renoncer bravement à sa liberté et à son humanité.
« Si Dieu est, l'homme est esclave ; or l'homme peut, doit être libre, donc Dieu n'existe pas. Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle ; et maintenant, qu'on choisisse. Â» [Michel Bakounine, Dieu et l'Etat]

Pour la plupart des anarchistes, alors, l'athéisme est nécessaire à cause de la nature de la religion. Pour reprendre Bakounine : « Proclamer comme divin tout ce qu'on trouve de grand, de juste, de noble, de beau dans l'humanité, c'est reconnaître implicitement que l'humanité par elle-même aurait été incapable de le produire : ce qui revient à dire qu'abandonnée à elle-même, sa propre nature est misérable, inique, vile et laide. Nous voilà revenus à l'essence de toute religion, c'est-à-dire au dénigrement de l'humanité pour la plus grande gloire de la divinité. Â» Les anarchistes soutiennent alors que pour rendre justice à notre humanité et au potentiel qu'elle possède, nous devons, sans s'aider du mythe dangereux de Dieu et de tout ce qu'il implique, et « en vue de la liberté humaine, de la dignité humaine et de la prospérité humaine, reprendre au ciel les biens qu'il a dérobés à la terre, pour les rendre à la terre. Â» [Michel Bakounine, Op. Cit].

Mais plus que l'avilissement théorique de l'humanité et de sa liberté, la religion entraîne aussi d'autres problèmes, plus pratiques. Premièrement, les religions ont toujours été des sources d'inégalité et d'oppression. Le Christianisme (comme l'Islam) par exemple, a toujours été une force de répression à chaque fois qu'il a été en position de domination politique ou sociale (penser avoir une ligne directe avec Dieu est un bon moyen pour créer une société autoritaire). L'Église a été une force de répression sociale, et la justification de chaque tyran pendant presque deux millénaires. Quand elle en a eu l'occasion, elle a dirigé la société aussi cruellement que n'importe quel despote ou dictateur. Cela n'est guère surprenant :

« Dieu étant tout, le monde réel et l'homme ne sont rien. Dieu étant la vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l'homme est le mensonge, l'iniquité, le mal, la laideur, l'impuissance et la mort. Dieu étant le maître, l'homme est l'esclave. Incapable de trouver par lui-même la justice, la vérité et la vie éternelle, il ne peut y arriver qu'au moyen d'une révélation divine. Mais qui dit révélation, dit révélateurs, messies, prophètes, prêtres et législateurs inspirés par Dieu même ; et ceux-là une fois reconnus comme les représentants de la Divinité sur la terre, comme les saints instituteurs de l'humanité, élus par Dieu même pour la diriger dans la voie du salut, ils doivent nécessairement exercer un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance illimitée et passive, car contre la Raison divine il n'y a point de raison humaine, et contre la Justice de Dieu il n'y a point de justice terrestre qui tienne. Â» [Michel Bakounine, Op. Cit.]

Le Christianisme n'a fait que détourner ces concepts initiaux de tolérance, d'amour et de paix, lorsqu'il n'avait pas de pouvoir politique, vers l'apologie des puissants quand il l'a obtenu. C'est la seconde raison pour laquelle les anarchistes s'opposent aux Églises : même quand elles n'ont pas été une source d'oppression, elles l'ont justifiée et ont facilité sa prolongation. Elles ont maintenu la classe ouvrière en esclavage pendant des générations en consacrant la loi d'autorité terrestre et en enseignant à cette même classe ouvrière de ne pas se révolter contre cette autorité terrestre. Les dirigeants terrestres ont reçu leur légitimité du Dieu céleste, qu'elle soit politique (les dirigeants sont au pouvoir par volonté divine) ou économique (les riches ont été récompensé(e)s). La Bible prône l'obéissance, l'élevant en vertu. Des évolutions plus récentes, comme l'éthique travailleuse protestante, ont aussi contribué à l'envoûtement de la classe ouvrière.

Le fait que cette religion soit utilisée pour servir les intérêts des puissants peut être illustré assez facilement grâce à son histoire. Elle conditionne les opprimé(e)s à accepter humblement leur place en étant dociles et en attendant de recevoir leur récompense au Ciel. Comme le montre Emma Goldman, le Christianisme (comme toute religion en général) « ne contient rien de dangereux pour le régime de l'autorité et de la richesse ; il prône le sacrifice de soi, l'abnégation, la pénitence et le regret, et est tout à fait inerte face à toute [in]dignité, tout outrage fait à l'Humanité. Â» [Emma Goldman, The Failure of Christianity, article paru dans le journal Mother Earth en avril 1913. Repris dans le recueil Red Emma Speaks p. 234.]

Troisièmement, la religion a toujours été une force conservatrice au sein de la société. Cela n'est guère surprenant, puisqu'elle se base non sur l'enquête et l'analyse du monde réel, mais plutôt sur la répétition des vérités léguées d'en-haut et inscrites dans quelques livres sacrés. Le théisme est donc « la théorie de la spéculation Â» alors que l'athéisme est « la science de la démonstration. Â» « Le premier se raccroche aux nuages métaphysiques de l'Au-delà, tandis que le second est profondément enraciné dans le sol. C'est la Terre, non le Ciel, que l'Homme doit secourir s'il doit vraiment être sauvé. Â» L'athéisme « exprime l'expansion et la croissance de l'esprit humain Â» tandis que le théisme « est statique et fixé. Â» C'est « l'absolutisme du théisme, son influence pernicieuse sur l'Humanité, son effet paralysant sur la pensée et l'action, que combat l'athéisme avec tout son pouvoir. Â» [Emma Goldman, The Philosophy of Atheism, article paru dans le journal Mother Earth en février 1916. Repris dans le recueil Red Emma Speaks pp. 243-247.]

Comme le dit la Bible, « C'est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez Â» Nous, anarchistes, sommes d'accord, mais, à l'inverse de l'Église, nous appliquons cette vérité à la religion aussi. C'est pourquoi nous sommes, pour la plupart, athées. Nous reconnaissons le rôle destructeur de l'Église, et les effets nocifs des monothéismes organisés sur les gens. Comme Goldman le résume, la religion « est la conspiration de l'ignorance contre la raison, de l'obscurité contre la lumière, de la soumission et de l'esclavage contre l'indépendance et la liberté ; du déni de la force et de la beauté contre l'affirmation d'une vie joyeuse et glorieuse. Â» [Emma Goldman, The Failure of Christianity, article paru dans le journal Mother Earth en avril 1913.]

Donc, au vu des fruits de l'Église, les anarchistes soutiennent qu'il est temps de la déraciner et de planter des nouveaux arbres, les arbres de la raison et de la liberté.

Cela dit, les anarchistes ne nient pas que les religions offrent d'importantes idées et vérités éthiques. De plus, les religions peuvent servir de base à des communautés ou groupes solides et aimants. Elles peuvent offrir un sanctuaire protégeant de l'aliénation et de l'oppression de la vie de tous les jours, et un guide pour agir dans un monde où tout est à vendre. De nombreux aspects de la vie et des enseignements de Jésus ou Bouddha, par exemple, peuvent inspirer et valent la peine d'être suivis. En effet, si cela n'était pas le cas, si les religions n'étaient que des outils entre les mains des puissants, elles auraient été depuis longtemps abandonnées. Ou plutôt possèdent-elles une double nature, puisqu'elles proposent à la fois des idées nécessaires pour vivre une vie correcte, et l'apologétique du pouvoir. Sans cette double nature, les opprimé(e)s ne croiraient pas et les puissants les supprimeraient en tant que dangereuses hérésies.

Et, en effet, la répression a été le sort de tout groupe qui a prôné un message radical. Au Moyen-Âge, de nombreux mouvements et sectes révolutionnaires chrétiens furent anéantis par les puissances terrestres avec le ferme soutien de l'Église dominante. Pendant la Révolution espagnole, l'Église catholique soutint les fascistes menés par Franco et dénonça les assassinats de prêtres pro-Franco par les Républicains, tout en restant silencieuse sur les meurtres des prêtres basques par Franco qui soutenaient le gouvernement élu démocratiquement. Oscar Arnulfo Romero, l'archevêque d'El Salvador, capitale du Salvador, commença sa carrière de manière plutôt conservatrice mais après avoir vu comment les pouvoirs politiques et économiques exploitaient le peuple, il devint son plus honnête champion. Il fut assassiné par les paramilitaires de droite en 1980, un sort qui échut à de nombreux autres partisans de la théologie de la libération, une interprétation radicale des Évangiles qui essaye de réconcilier les idées socialistes et la pensée sociale chrétienne.

L'accusation de la religion par les anarchistes n'implique pas non plus que les religieux n'ont jamais pris part aux luttes sociales pour améliorer la société. Ainsi, des religieux, et parmi eux des membres de la hiérarchie religieuse, ont joué un grand rôle dans le mouvement américain pour les droits civiques dans les années 60, Martin Luther King en tête. La foi religieuse qui régnait au sein de l'armée de paysans de Zapata pendant la Révolution mexicaine n'a pas empêché les anarchistes d'y prendre part (en fait, la révolution avait déjà été fortement influencée par les idées de l'anarchiste Ricardo Flores Magon). C'est la nature duale de la religion qui explique pourquoi de nombreux mouvement et révoltes populaires ont usé de sa rhétorique, cherchant à maintenir les bons aspects de leur foi tout en se battant contre l'injustice terrestre que les représentants officiels de la religion sanctifient. Pour les anarchistes, c'est la volonté de se battre contre l'injustice qui compte, peu importe si quelqu'un croit en Dieu ou non. Nous pensons seulement que le rôle social de la religion est de tempérer les révoltes, et non de les encourager. Le petit nombre de prêtres radicaux comparé à ceux qui appartiennent au courant majoritaire ou qui soutiennent la droite suggère la validité de notre analyse.

Il faut insister sur le fait que les anarchistes, bien qu'extraordinairement hostiles à l'idée d'Église ou de religion établie, ne cherchent pas à empêcher les gens de pratiquer leur foi religieuse, que ce soit en groupe ou non, tant que cette pratique n'empiète pas sur les libertés d'autrui. Par exemple, un culte qui repose sur le sacrifice humain ou sur l'esclavage serait antithétique aux idées anarchistes, et serait donc combattu. Mais les systèmes pacifiques de croyance peuvent cohabiter en harmonie au sein de la société anarchiste. Les anarchistes pensent que la religion est une affaire personnelle avant tout — si les gens veulent croire en quelque chose, cela les regarde eux et eux seuls, tant qu'ils ne cherchent pas à imposer leurs idées à autrui.

Pour finir, il doit être noté que nous ne suggérons pas qu'être athée est obligatoire pour un(e) anarchiste. Loin de là, comme nous le verrons dans la section A.3.7, il y a des anarchistes qui croient en Dieu, ou en une forme de religion. Par exemple, Léon Tolstoï combina les idées libertaires avec une foi chrétienne dévote. Ses idées, ainsi que celles de Pierre-Joseph Proudhon, influencent le Catholic Worker Movement, fondé par les anarchistes Dorothy Day et Peter Maurin en 1933 et toujours actif de nos jours. L'activiste anarchiste Starhawk, active au sein des courants altermondialiste et féministe, n'a pas de problèmes à être une éminente païenne. Toutefois, pour la plupart des anarchistes, leurs idées les conduisent à être athées, car, comme le dit Goldman :

« L'athéisme dans sa négation des dieux est à la fois la plus forte affirmation de l'Homme, et, à travers l'Homme, le oui éternel à la vie, au but et à la beauté. Â» [Emma Goldman, The Philosophy of Atheism, article paru dans le journal Mother Earth en février 1916.]

Notes et références

  1. ? Murray Bookchin, The Modern Crisis, p. 79
  2. ? La Conquête du pain, p. 128
  3. ? Instead of a Book, p. 363
  4. ? La Fin de l'anarchisme? P. 35
  5. ? Errico Malatesta: His Life and Ideas, p. 23
  6. ? Red Emma Speaks, pp. 67-8
  7. ? Alexander Berkman, Qu'est-ce que anarchisme? P. 185
  8. ? The Politics of Individualism, p. 107
  9. ? Michel Bakounine, cité par Errico Malatesta, Anarchy, p. 30
  10. ? quoted by Malatesta, Anarchy, p. 5
  11. ? Lucy Parsons, liberté, égalité et solidarité, p. 103, p. 131, p. P. 103 et 134

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